1Ce chapitre se propose dâĂ©clairer le rĂŽle de lâart et des artistes dans les sociĂ©tĂ©s française, espagnole et anglaise du xviie siĂšcle. Le xviie siĂšcle voit dans les pays considĂ©rĂ©s lâaffirmation de lâĂ©crivain et de lâartiste qui doivent leur place sociale nouvelle aux fonctions que leurs Ćuvres remplissent, au service des pouvoirs spirituels et temporels. Lettres et arts partagent au xviie siĂšcle un mĂȘme souci de la rhĂ©torique, câest-Ă -dire du maniement des moyens de faire voir et comprendre Ă autrui, pour la plus grande gloire du souverain, de la religion, ou la dĂ©lectation dâun collectionneur. Lâexistence de modĂšles et de rĂšgles, la plupart issus de lâAntiquitĂ© et sans cesse retravaillĂ©s, Ă©loigne Ă©galement lâartiste du xviie siĂšcle de notre idĂ©al romantique du crĂ©ateur original, voire incompris. 2Aussi convient-il dans un premier temps de tracer un portrait dâensemble de la condition des artistes qui restitue leur place particuliĂšre dans la sociĂ©tĂ©. Il sâagit dâun monde hiĂ©rarchisĂ©, notamment en France au sein des structures acadĂ©miques, bien que ces derniĂšres nâexercent jamais quâun contrĂŽle imparfait sur lâactivitĂ© artistique. Dans un deuxiĂšme temps, on sâattachera Ă comprendre comment le dĂ©veloppement des collections et du marchĂ© de lâart modifie les anciens liens de dĂ©pendance par rapport Ă la commande publique et privĂ©e. On assiste au xviie siĂšcle Ă une transformation de la valeur du produit artistique, parallĂšle Ă lâĂ©mergence de lâindividu social artiste ». Une troisiĂšme partie se propose, Ă la lumiĂšre des conditions de production de lâĆuvre esquissĂ©e jusquâici, de sâinterroger sur la reprĂ©sentation de la sociĂ©tĂ© dans les arts. Quelques exemples permettront de rappeler lâintĂ©rĂȘt mais aussi les problĂšmes posĂ©s par les documents littĂ©raires et artistiques en histoire sociale. IdentitĂ© de lâart et des artistes Ămergence des notions dâart et de littĂ©rature. Promotion sociale de lâartiste 3On voit indĂ©niablement se prĂ©ciser les statuts de lâartiste et de lâĂ©crivain au xviie siĂšcle, avec une chronologie et des incidences diffĂ©rentes dâun pays Ă lâautre. Ce mouvement prend naissance dans la Renaissance italienne, deux siĂšcles plus tĂŽt, Ă travers une institution bientĂŽt officialisĂ©e et protĂ©gĂ©e par les princes, lâacadĂ©mie. La premiĂšre rĂ©union dâhumanistes voulant faire revivre les rĂ©unions de Platon et de ses disciples dans les jardins dâAkadĂ©mos est celle initiĂ©e par Marsile Ficin et Pic de la Mirandole Ă Florence sous le rĂšgne de Laurent le Magnifique. Le mouvement acadĂ©mique va prendre une grande ampleur en Italie au xvie siĂšcle on y compte pas moins de 500 acadĂ©mies vers 1530. Elles se spĂ©cialisent et acquiĂšrent un statut officiel avec devises, rĂ©unions rĂ©guliĂšres, voire enseignement. Dâabord nettement philosophiques et littĂ©raires, en opposition Ă lâenseignement universitaire, des acadĂ©mies de peinture et de sculpture voient le jour, en opposition aux contraintes des corporations, avec le soutien des princes. CĂŽme de MĂ©dicis prĂ©side lâAcademia fiorentina créée en 1540 et lâAccademia del disegno créée en 1563. Par un dĂ©cret de 1571, il libĂšre les artistes de son AcadĂ©mie des obligations corporatives. De la mĂȘme maniĂšre, Ă Rome, la crĂ©ation de lâAcadĂ©mie de Saint-Luc, protĂ©gĂ©e par le cardinal BorromĂ©e, est le signe et le moyen dâune promotion des peintres, puisque, par une abondante production thĂ©orique, elle sâefforce de creuser la distance entre le travail manuel de lâartisan et le travail conceptuel de lâartiste la peinture est dâabord cosa mentale » une production de lâesprit. Comme le poĂšte, lâarchitecte, le peintre ou le sculpteur affirment que leur art est libĂ©ral » et non mĂ©canique ». Voir le plaidoyer prononcĂ© en 1667 par Nicolas Lamoignon pour le recteur de lâAcadĂ©mie, GĂ©rard Von Opstal qui rĂ©clamait le paiement dâouvrages pour lesquels, selon le rĂšglement des mĂ©tiers, il y avait prescription Nâa-t-on pas sujet Ă dire que les peintres sont inspirĂ©s par quelque divinitĂ© aussi bien que les poĂštes ? Et que pour donner la vie Ă des choses inanimĂ©es, il faut ĂȘtre en quelque sorte au-dessus de lâhomme ? » La promotion des uns induit une dĂ©valorisation des mĂ©tiers demeurĂ©s au sein des corporations et des querelles infinies entre anciennes et nouvelles institutions. Les acadĂ©mies, qui contrĂŽlent les artistes, leur assurent en Ă©change libertĂ© et supĂ©rioritĂ© par rapport aux autres artisans. Christian Jouhaud a montrĂ© que les auteurs trouvent paradoxalement une autonomie croissante Ă lâintĂ©rieur dâune dĂ©pendance de plus en plus forte par rapport au pouvoir 1 Dotoli G., LittĂ©rature populaire et groupe dominant. Ăvasion et contre-Ă©vasion chez Adam Billaut ... 2 La Roque de la LontiĂšre G. A., TraitĂ© de la noblesse, Paris, E. Michalet, 1678, p. 413, citĂ© ibide ... 4Les artistes en viennent donc Ă occuper ou Ă ambitionner une place sociale particuliĂšre en raison du lien quâils entretiennent avec le pouvoir, mĂȘme si, comme nous le verrons, tous nâappartiennent pas Ă une structure officielle de type acadĂ©mique et mĂȘme si les artistes de cour constituent une minoritĂ© enviĂ©e. Hommes de lettres et praticiens des arts libĂ©raux sont animĂ©s, certes Ă des degrĂ©s divers, dâune volontĂ© de distinction sociale. Si la pratique dâun art anoblit, elle pose le problĂšme de la distribution sociale des talents. Un homme du peuple peut-il ĂȘtre poĂšte ? Une origine ignoble ne sâoppose-t-elle pas Ă la pratique dâun art ? La carriĂšre dâAdam Billaut, poĂšte menuisier, analysĂ©e par Giovanni Dotoli permet au moins de poser la question. Une des plus rares choses du siĂšcle », selon lâabbĂ© de Marolles qui lâa dĂ©couvert, ce fils de paysans pauvres, menuisier Ă Nevers, a formĂ© sa muse au catĂ©chisme paroissial, Ă la lecture des livres de colporteurs et des almanachs populaires. En 1636 il rencontre Ă Nevers lâabbĂ© de Marolles, ancien prĂ©cepteur et bibliothĂ©caire de la duchesse Marie de Gonzague. Cette rencontre est dĂ©cisive en 1638 il est Ă Paris, il obtient une pension de Richelieu et du chancelier SĂ©guier, qui ne sera cependant jamais versĂ©e. Il se met Ă lâĂ©cole des libertins et connaĂźt un succĂšs Ă©phĂ©mĂšre dans la capitale. DĂšs son deuxiĂšme sĂ©jour Ă Paris 1640, il est en butte aux sarcasmes de ses collĂšgues. ScudĂ©ry, dans lâApprobation du Parnasse qui prĂ©cĂšde son premier recueil, les Chevilles 1644, sâinterroge ainsi Quel Dieu tâa rendu son oracle ?/[âŠ] Dois-tu passer dans lâunivers/Pour un monstre ou pour un miracle/O prodige entre les esprits/Qui sait tout et nâa rien appris1. » Bien vite, on va trancher pour le monstre plutĂŽt que pour le prodige. Au moment de la naissance de lâartiste par la valorisation de lâĂ©tude et du savoir, on rĂ©pugne Ă admettre dans la sociĂ©tĂ© des poĂštes un artisan, que la pratique et lâappĂ©tit du gain nĂ©cessaire Ă sa subsistance rend comme esclave, et ne lui inspirent que des sentiments de bassesse et de subjection incompatible avec ceux dâun gentilhomme2 ». Lâapprobation du Parnasse nâa guĂšre durĂ© ; lâĂ©chec de Billaut tĂ©moigne du souci de distinction sociale des littĂ©rateurs parisiens et de leurs protecteurs. Le poĂšte menuisier menace les efforts de promotion des arts, insĂ©parables dâune dĂ©valorisation des mĂ©tiers. G. Dotoli estime que lâĆuvre de Billaut confirme que lâopposition entre culture populaire et culture savante est absolument insoutenable ». Au contraire, on pourrait utiliser lâĂ©chec du poĂšte menuisier pour montrer une sĂ©paration croissante dans la France du xviie siĂšcle entre culture populaire et culture des Ă©lites, culture de rĂ©fĂ©rence Ă partir de la formation humaniste, [âŠ] culture Ă©loignĂ©e de tout ce qui est concret, du monde des mĂ©tiers, de tout ce qui est dĂ©sormais jugĂ© vulgaire, sale ou ridicule » Rioux et Sirinelli. 5On voit ainsi se dessiner une conscience sociale, mĂȘme si les artistes entretiennent des liens familiaux forts avec le monde des mĂ©tiers urbains. Le pĂšre de Puget est maçon, celui de Girardon fondeur ; Shakespeare est le fils dâun boucher de Stratford-sur-Avon. On trouve, dans les alliances familiales de Charles Le Brun, beaucoup de peintres et de sculpteurs, mais aussi des Ă©crivains, des tapissiers, des charpentiers et des fondeurs. Le peintre et architecte Inigo Jones, qui domine lâart anglais dans la premiĂšre moitiĂ© du xviie siĂšcle, est fils de tailleur et reçoit une formation de peintre, costumier et dĂ©corateur de théùtre. La solidaritĂ© est renforcĂ©e par des mariages, qui permettent les collaborations entre beaux-pĂšres et gendres et entre beaux-frĂšres ; les fratries sont nombreuses Vouet, Boullogne, AnguierâŠ. Une relative mobilitĂ© permet en France Ă des fils dâartistes dâembrasser la carriĂšre juridique et des artistes peuvent descendre de petits officiers les Le Nain. Une volontĂ© de distinction sâobserve dans les gĂ©nĂ©alogies romancĂ©es que se forgent des familles dâartistes Ă succĂšs, comme les Mansart, qui prĂ©tendent descendre dâun mythique chevalier romain, chargĂ© par Hugues Capet dâĂ©difier des monastĂšres. Il se lit aussi dans la rĂ©alisation dâautoportraits, individuels ou familiaux, dans lesquels les artistes se reprĂ©sentent en costumes soignĂ©s, avec des attributs du savoir livres, de la sociabilitĂ© Ă©lĂ©gante ou des arts libĂ©raux musique, mathĂ©matique. 6Il faut souligner que la promotion des artistes reste un phĂ©nomĂšne trĂšs limitĂ© en Espagne, oĂč leur position sociale est peu enviable malgrĂ© la rĂ©flexion sur la noblesse des arts et les procĂ©dures engagĂ©es par exemple pour faire reconnaĂźtre Ă la peinture le statut dâart libĂ©ral, procĂ©dures encouragĂ©es par des hommes de lettres comme Calderon J. Gallego. La plupart des peintres vivent dans une grande pauvretĂ© et une part importante de leurs revenus provient de la dorure et de la mise en couleur des sculptures religieuses, le plus souvent polychromes. Ils ne sâĂ©mancipent que difficilement. De cette situation tĂ©moigne par exemple Le Vendeur de tableaux de JosĂ© Antolinez v. 1670, Munich, Alte Pinakothek oĂč lâon voit un homme en guenille, le marchand tratante, visiter lâatelier du peintre, oĂč rĂšgne le plus grand dĂ©nuement et lui acheter une copie dâune Vierge Ă lâEnfant de Scipion Pulzone. 7Les plus ambitieux des artistes espagnols cherchent donc Ă Madrid une meilleure reconnaissance. De mĂȘme, lâinstallation Ă Paris tĂ©moigne dâune volontĂ© dâascension vers le statut dâartiste. David Maland a calculĂ©, sur un Ă©chantillon de 200 auteurs pour chaque siĂšcle, que 70 % des littĂ©rateurs français meurent en province au xvie siĂšcle, contre 48 % seulement au xviie siĂšcle. La mobilitĂ© caractĂ©rise dans une large mesure les artistes, qui se dĂ©placent pour suivre la commande, dans les arts plastiques, ou le public, dans les arts de la scĂšne. Quelques centres, caractĂ©risĂ©s par la prĂ©sence de la cour, se renforcent Rome, Paris, et, dans une moindre mesure, Madrid. Si les artistes constituent un milieu solidaire, il nâest pas pour autant fermĂ© ; les Ă©trangers, surtout les Italiens et les Flamands, dominent la scĂšne picturale anglaise, et, pour une bonne partie du siĂšcle, espagnole. La piĂštre considĂ©ration portĂ©e aux peintres nationaux est cause, selon le peintre et historien de lâart Jusepe MartĂnez, de lâexil dĂ©finitif dâAntonio Ribera Ă Naples. Nationaux et Ă©trangers contractent ensemble des mariages. Chez les peintres, les sculpteurs et les architectes, le voyage, en particulier le voyage dâItalie, est un Ă©lĂ©ment essentiel de formation. En Angleterre, la rupture dĂ©cisive avec lâart de la fin du Moyen Ăge est le rĂ©sultat du voyage dâInigo Jones en Italie, en 1615, oĂč il accompagnait le comte dâArundel. Cinquante ans plus tard, Christopher Wren visite les Provinces Unies, les Pays-Bas et la France. En France, on date traditionnellement du retour de Rome de Simon Vouet, en 1627, la naissance de lâĂ©cole française. Les peintres espagnols voyagent peu en Italie, en revanche, les Français se retrouvent en nombre Ă Rome, oĂč ils font quelquefois carriĂšre pendant plusieurs annĂ©es, voire sây installent dĂ©finitivement Nicolas Poussin, Claude Lorrain. Vers 1600-1620, le mode de vie des peintres qui se retrouvent autour de la Piazza del Popolo, Ă Rome, prĂ©figure dĂ©jĂ celui des sociĂ©tĂ©s dâartistes telles quâon les connaĂźtra jusquâau Montparnasse des annĂ©es 1920, avec son recrutement international, ses lieux dâĂ©changes les ateliers, les tavernes, sa libertĂ© de recherche artistique et de mĆurs. De la mĂȘme maniĂšre on voit se dĂ©velopper la sociabilitĂ© littĂ©raire autour des cabarets, certains investis par un groupe particulier, comme les libertins qui, Ă Paris, se retrouvent Ă la Pomme du Pin, Au Cormier ou encore Ă la Fosseaux-Lions. Organisation des artistes et diffĂ©rences des carriĂšres 8Le xviie siĂšcle est un moment de thĂ©orisation et de hiĂ©rarchisation des arts et des artistes. La notion fondamentale est celle de genre. Le genre est en art et en littĂ©rature une sĂ©rie homogĂšne dâĆuvres rĂ©pondant Ă des attentes dĂ©terminĂ©es et tendant Ă se fixer par la reproduction de modĂšles Ă©prouvĂ©s. BĂ©rĂ©nice de Racine ou la Princesse de ClĂšves de Mme de Lafayette ont Ă©tĂ© critiquĂ©s parce quâils mĂ©langeaient les genres. Une hiĂ©rarchie trĂšs forte met au premier rang, en vers, lâĂ©popĂ©e et la tragĂ©die, en prose, lâĂ©loquence. Le roman est au bas de lâĂ©chelle et ses praticiens cherchent Ă lâanoblir en lui confĂ©rant des rĂšgles. En peinture, se met en place progressivement une dĂ©finition et une hiĂ©rarchisation des genres, la peinture la plus noble et la plus prestigieuse Ă©tant la peinture dâhistoire sacrĂ©e ou profane. Ces rĂ©flexions se dĂ©veloppent au sein des acadĂ©mies. 9Le systĂšme des AcadĂ©mies en France cherche Ă mettre lâaction des artistes au service de lâĂtat. En crĂ©ant un discours cohĂ©rent sur la langue et le goĂ»t, les acadĂ©mies contribuent Ă crĂ©er une culture commune aux Ă©lites et un consensus autour du pouvoir royal, que tous les arts sont chargĂ©s de cĂ©lĂ©brer. Unissant les artistes dans des institutions contrĂŽlĂ©es par lâĂtat, les AcadĂ©mies engendrent une vĂ©ritable rĂ©volution dans la centralisation et la hiĂ©rarchisation des arts. 10LâAcadĂ©mie française reste le modĂšle de toutes les acadĂ©mies. Créée en 1634 par un groupe de lettrĂ©s, officialisĂ©e par Richelieu, son rĂŽle est dâinstitutionnaliser la langue commune de la nation. Il sâagit de mettre en place un lissage de la langue, de donner un langage commun. Chaque discours sâachĂšve par lâapologie du monarque. Ă lâimage de lâAcadĂ©mie française, lâAcadĂ©mie royale de peinture et sculpture est créée en 1648. Le principe de sa fondation en est un peu diffĂ©rent, Charles Le Brun et dâautres artistes conçoivent une AcadĂ©mie placĂ©e sous la protection du chancelier SĂ©guier pour que les peintres puissent sâaffranchir de la tutelle de la maĂźtrise qui succĂšde aux corporations mĂ©diĂ©vales. Elle fonde son enseignement sur le dessin et le modĂšle vivant, Ă lâimage de lâacadĂ©mie que les Carrache avaient fondĂ©, Ă la fin du xvie siĂšcle, Ă Bologne. Lâinstitution rompt avec les pratiques corporatistes, par lâutilisation du dessin et lâapproche directe de la nature, et donne un statut libĂ©ral Ă la peinture qui nâest pas seulement affaire dâimitation. En 1663, Louis XIV restructure lâinstitution en la hiĂ©rarchisant. Son rĂŽle doctrinal est affirmĂ©. Il nomme Le Brun chancelier permanent. En 1668, lâartiste cumule les fonctions de chancelier et de recteur, enfin, en 1683, il est nommĂ© directeur. On assiste Ă la mise en place dâexpositions prĂ©vues normalement tous les deux ans et accompagnĂ© dâun livret, ancĂȘtre des catalogues. Mais il nây en aura que dix sous Louis XIV. 11Un rĂŽle de coordinateur » est assurĂ© par la Petite AcadĂ©mie fondĂ©e en 1663. Elle comprend cinq membres reprĂ©sentant des cinq arts. Elle administre lâensemble de la production intellectuelle et tient lieu de direction gĂ©nĂ©rale de la vie culturelle. Elle est dirigĂ©e par un conseil restreint dĂšs sa crĂ©ation les hommes de lettres Bourzeis, Cassagne, Chapelain et Perrault. Câest lâĆil du pouvoir sur la production intellectuelle française. Ce rĂŽle de coordination limite la libertĂ© et lâoriginalitĂ© dans la crĂ©ation. La petite AcadĂ©mie contrĂŽle tout, elle chapeaute lâensemble des institutions. La souplesse de sa structure sâoppose Ă la rigiditĂ© hiĂ©rarchique des autres AcadĂ©mies. Celles-ci, dâailleurs, ne sont pas seulement des AcadĂ©mies artistiques Ă lâimage de lâAcadĂ©mie dâescrime. La petite AcadĂ©mie nâa pas de rĂšglement avant juillet 1701, aprĂšs cette date, elle devient officiellement lâAcadĂ©mie des inscriptions et des mĂ©dailles. 12Ă partir de 1661, on assiste Ă une institutionnalisation de tous les arts sous Louis XIV les maĂźtres Ă danser, puis les musiciens et les danseurs se fĂ©dĂšrent en AcadĂ©mies, toujours dans le but de lutter contre la maĂźtrise, accusĂ©e de dĂ©cadence des arts. En 1666 est fondĂ©e lâAcadĂ©mie de France Ă Rome qui accueille les meilleurs jeunes artistes français afin de complĂ©ter leur formation. La mĂȘme annĂ©e voit la crĂ©ation de lâacadĂ©mie des sciences. En 1669, câest la fondation de lâAcadĂ©mie royale de musique puis, en 1671, celle dâarchitecture qui scelle la sĂ©paration entre les architectes et les maçons. Il y a mĂȘme eu une tentative de crĂ©ation dâune acadĂ©mie de thĂ©ologie, mais celle-ci est rapidement dissoute en raison des inquiĂ©tudes formulĂ©es par la Sorbonne qui craint de perdre ses privilĂšges. Il en va de mĂȘme pour le théùtre. AprĂšs la mort de MoliĂšre, on ne crĂ©e pas explicitement une acadĂ©mie de théùtre, mais il y a bien un monopole de fait car un seul type de spectacle doit recevoir le label du Roi, comme pour lâopĂ©ra. La volontĂ© de diffusion des grandes Ćuvres du rĂ©pertoire aboutie, en 1680, Ă la fondation la ComĂ©die française. 13Le monopole des AcadĂ©mies sur les diffĂ©rents arts traduit le corps du Roi en peinture, en sculpture et en poĂ©sie » ApostolidĂšs. Avec ces institutions, câest lâensemble des arts qui se met au service de la gloire monarchique. Ă partir de 1660, on assiste Ă une multiplication des AcadĂ©mies en province qui vont rĂ©pandre la mode en vigueur Ă la cour. Lâexemple de celle de Lyon, fondĂ©e en 1667, va servir de modĂšle pour dâautres villes. 14LâAngleterre a Ă©tĂ© tentĂ©e par ce modĂšle, mais lâinstabilitĂ© politique qui y rĂšgne ne sây prĂȘte pas. Les artistes se rassemblent dans des clubs ou des sociĂ©tĂ©s. Une tentative dâorganisation des arts se met en place sous Charles II dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xviie siĂšcle. Ambitionnant de rivaliser avec Louis XIV, il reprend le modĂšle français de lâAcadĂ©mie et place Ă sa tĂȘte le peintre italien Antonio Verrio v. 1636-1707. Mais, lâabsence dâune autoritĂ© centrale organisĂ©e pour contrĂŽler le travail comme câest le cas en France avec Colbert et la nature sporadique des mĂ©cĂšnes anglais ont rendu cette volontĂ© difficile, voire impossible. 15En Espagne, la crĂ©ation des acadĂ©mies de Madrid et de Valence est un Ă©chec. Leur volontĂ© de contrĂŽler lâactivitĂ© des peintres en favorisant un monopole de la production et du marchĂ© de la peinture se heurte Ă une opposition trĂšs forte des corporations. Il se dĂ©veloppe alors un dĂ©bat original sur la peinture en tant quâart libĂ©ral. Le colegio » AcadĂ©mie de Valence tend en effet Ă favoriser le nĂ©potisme en fixant le prix des examens, empĂȘchant ainsi Ă tout un groupe de la population de rĂ©aliser et de vendre leurs Ćuvres. Lâinstitution crĂ©e Ă©galement dâĂ©normes difficultĂ©s aux artistes Ă©trangers voulant sâinstaller dans la ville et interdit purement et simplement la vente de peintures Ă©trangĂšres qui Ă©taient moins chĂšres que celles fabriquĂ©es Ă Valence. Tout cela va aboutir Ă un nombre important de plaintes arguant du statut dâart libĂ©ral de la peinture. Les plaignants infĂ©rant que si la peinture est effectivement un art libĂ©ral, elle doit suivre le modĂšle des autres arts libĂ©raux. Dans une ville comme Valence, on devrait trouver des peintures de diffĂ©rentes qualitĂ©s et Ă des prix diffĂ©rents ; en fait, un accĂšs Ă la peinture pour tous. Finalement, en 1617, Philippe II se range du cĂŽtĂ© de la ville contre lâAcadĂ©mie. LâAcadĂ©mie de Madrid, créée en 1603, attend toujours la protection royale en 1619. LâĂ©chec est moins clair quâĂ Valence, mais lĂ encore, il semble que lâopposition soit venue de peintres individuels, certainement ceux qui sâopposaient Ă lâexamen pour obtenir la licence. 16En France mĂȘme, oĂč lâhĂ©gĂ©monie du pouvoir royal est quasi complĂšte, lâinstitutionnalisation des arts ne sâest pourtant pas faite sans heurts. La rĂ©action au mouvement acadĂ©mique va trouver un soutien auprĂšs dâautres corps qui, Ă ce moment, perdent aussi de leurs privilĂšges, les Parlements. Ainsi le Parlement de Paris va-t-il soutenir les corporations pour tenter dâenrayer lâeffritement de son pouvoir et ce, dĂšs la fondation de lâAcadĂ©mie française. Entre 1648 et 1663, la corporation des maĂźtres peintres, soutenue par le Parlement, et lâAcadĂ©mie de peinture, soutenue par Colbert et le pouvoir royal, se heurtent Ă des oppositions constantes. Ils se livrent une vĂ©ritable guerre dâusure qui voit finalement la dĂ©route de la maĂźtrise. Enfin, les dĂ©bats esthĂ©tiques continuent comme celui entre le dessin et la couleur qui on lieu Ă Paris, dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle. 17On peut dire que deux carriĂšres sâoffre Ă lâartiste, celle de la cour et celle de la ville, bien que les plus rĂ©ussies marient les deux. Diego VĂ©lasquez 1599-1660 est lâexemple de lâartiste-courtisan. Il passe plus de trente ans au service de Philippe IV dâEspagne. Le roi lâemploie comme peintre, architecte dĂ©corateur, mais aussi fournisseur dâĆuvres dâart et courtisan jusquâĂ devenir grand marĂ©chal du palais » en 1652. Plus encore que Charles Le Brun auprĂšs de Louis XIV ou quâAntonio Verrio auprĂšs des rois dâAngleterre, il est le modĂšle de lâartiste de cour. Il faut distinguer, en Espagne, deux types de peintres rattachĂ©s au palais, les peintres du Roi et le peintre de la Chambre. Si les premiers sont de nombre variable entre quatre et six, il nây a quâun seul peintre de la Chambre dont lâoccupation principale est de portraiturer le monarque et sa famille. Câest le cas de VĂ©lasquez sous le rĂšgne de Philippe IV, ce sera Juan Carreno de Miranda au temps de Charles II. 18En dehors des capitales, certains foyers sont trĂšs actifs et les artistes y vivent de commandes et de protections rĂ©gionales, publiques ou privĂ©es. Ă Toulouse se dĂ©veloppe ainsi un foyer original et trĂšs actif autour notamment de la figure de Nicolas Tournier qui, aprĂšs un voyage Ă Rome, synthĂ©tise les formes caravagesques et les formes locales. Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle, lâinvention des AcadĂ©mies tend en France Ă lisser les diffĂ©rences rĂ©gionales. Lâexemple du sculpteur, peintre et architecte Pierre Puget, le Michel Ange de la France », semble relativement unique dans lâart français du deuxiĂšme xviie siĂšcle. Il rĂ©ussit Ă mener une carriĂšre en Italie et en Provence loin de la cour et de lâAcadĂ©mie. Devenu cĂ©lĂšbre, Colbert lui commandes de grands marbres Milon de Crotone, achevĂ© 1682. 19La situation dans les arts du spectacle est assez similaire. Le dramaturge du xviie siĂšcle voit sâouvrir devant lui deux voies. Celle, traditionnelle, de la protection dâun prince ou dâun grand et celle, nouvelle, dâentrepreneur de spectacles. Avec lâouverture de théùtres publics et lâorganisation de tournĂ©es, lâactivitĂ© de lâauteur se commercialise. Il vend sa piĂšce Ă une compagnie ou, sâil en est actionnaire, il obtient une participation aux bĂ©nĂ©fices. La publication des piĂšces est un autre facteur de commercialisation du mĂ©tier dâauteur, bien que le dĂ©sir dâexclusivitĂ© des troupes fasse quelquefois obstacle Ă lâimpression des piĂšces. Cependant un dramaturge qui rĂ©ussit est celui qui associe les deux carriĂšres, comme Shakespeare, auteur et acteur dâune troupe qui joue aussi bien pour la cour que la ville ou encore Lope de Vega, protĂ©gĂ© du duc dâAlbe mais dont les piĂšces sont aussi jouĂ©es dans les théùtres publics corrales. Les tensions entre artistes de la cour et de la ville peuvent ĂȘtre plus aiguĂ«s et sâexercer aux dĂ©pens de la ville. A Paris, la musique en vient Ă ĂȘtre gĂ©rĂ©e entiĂšrement par la Maison du roi, entraĂźnant une situation trĂšs prĂ©caire pour les musiciens de la ville rĂ©gis par la confrĂ©rie de saint Julien des MĂ©nestriers. Collections et marchĂ© de lâart 20Les Ćuvres dâart rĂ©pondent Ă diffĂ©rentes attentes, entre Ă©dification, glorification monarchique et dĂ©lectation. Un trait significatif du xviie siĂšcle europĂ©en est le dĂ©veloppement des collections, dans lesquelles peintures et sculptures, dĂ©tachĂ©es de toute autre fonction, notamment religieuse, acquiĂšrent rĂ©ellement le statut dâĆuvres dâart. Le dĂ©veloppement des collections 21La collection princiĂšre existe au xvie siĂšcle, mais elle prend une tout autre ampleur au siĂšcle suivant. Les souverains espagnols, en particulier, hĂ©ritent ce goĂ»t du grand collectionneur que fut Philippe II. Le Prado est le premier palais royal oĂč les peintures sont exposĂ©es en permanence, concurrençant la tapisserie pour la dĂ©coration murale. La dĂ©coration du palais de lâEscorial, dans les annĂ©es 1580, est conçue pour lâexposition de peintures de prestige. En 1700, le roi dâEspagne possĂšde 5 500 tableaux, dont la moitiĂ© acquise par Philippe IV. Les rois de France prĂ©fĂšrent le prestige du bĂątisseur Ă celui du collectionneur A. Schnapper ; cependant, Louis XIV renoue avec le collectionisme somme toute modeste de François Ier ; entre 1660 et 1693, il forme une des premiĂšres collections dâEurope pour les mĂ©dailles et les pierres gravĂ©es, les pierres prĂ©cieuses, les tableaux, les dessins et les gravures. Assez peu intĂ©ressĂ© personnellement, il laisse Ă ses ministres le soin de rassembler les trĂ©sors du cabinet du roi. Selon A. Schnapper, les collections ne sont ni nĂ©cessaires ni bien efficaces pour assurer la gloire du roi et lâĂ©tendre aux nations Ă©trangĂšres ». Charles Ier est bien dâavantage un amateur dâart. Lors de la vente de ses biens par les rĂ©publicains, ce sont prĂšs de 2 000 peintures, tapisseries, statues et dessins qui sont destinĂ©s Ă Ă©ponger les dettes du monarque dĂ©funt. Au-delĂ des princes, les grandes collections se rencontrent chez les personnages qui exercent un rĂŽle important, ou parmi ceux qui sont les plus liĂ©s Ă la reprĂ©sentation du pouvoir, les ambassadeurs. La collection sâĂ©panouit dans les lieux de pouvoir. Les ministres et les favoris â en France, Richelieu et Mazarin ; en Angleterre, avant la RĂ©volution, Arundel, Buckingham et Hamilton â sont au premier rang des collectionneurs. Sous Philippe IV, le marquis de LeganĂ©s possĂšde 1100 tableaux, le marquis de Carpio, plus de 3 000. 22Progressivement, les collections universelles, du type cabinet de curiositĂ©s, cĂšdent le pas aux collections spĂ©cialisĂ©es. Le xviie siĂšcle voit Ă la fois lâapogĂ©e et le dĂ©but du dĂ©clin de la Kunst-und Wunderkamern K. Pomian. Apparaissent des collections autonomes de tableaux. Rome a un rĂŽle capital dans le collectionisme, puisque câest lĂ avec Venise que sâapprovisionne toute lâEurope. Câest lĂ aussi oĂč se forme le goĂ»t international qui met au premier rang de la valeur la peinture vĂ©nitienne et bolonaise du xvie siĂšcle. En Espagne, en Angleterre ou en France, ce sont toujours Titien et les VĂ©nitiens Tintoret, VĂ©ronĂšse dâune part, les Carrache et leurs suiveurs Guido Reni, lâAlbane etc. dâautre part qui dominent les collections prestigieuses. 23Il faut noter que bien souvent les lettres et les arts ont des mĂ©cĂšnes communs. Souvent une belle collection sâaccompagne dâune belle bibliothĂšque. Le peintre Eustache Le Sueur et le plus cĂ©lĂšbre luthiste français de lâĂ©poque, Denis Gaultier, ont pour mĂ©cĂšne Anne de ChambrĂ©, trĂ©sorier des guerres de Louis XIII et gentilhomme du prince de CondĂ©. ChambrĂ© commande Ă ces deux artistes un manuscrit de luxe, La RhĂ©torique des dieux, recueil de piĂšces de luth de illustrĂ©. La collection suscite lâĆuvre littĂ©raire. Arts et lettres font partie dâune sociabilitĂ© dont le cĆur est lâart de la conversation. Les objets de collection sont, selon le mot de Krzysztof Pomian, des sĂ©miophores ». Au Moyen Ăge, les collections de reliques, dâobjets sacrĂ©s ou d' Ćuvres dâart » sont aux mains de lâĂglise et du pouvoir temporel. Quand une hiĂ©rarchie de richesse se met en place, lâachat de sĂ©miophores, lâachat dâĆuvres dâart, la formation de bibliothĂšques ou de collections est une des opĂ©rations qui, transformant lâutilitĂ© en signification, permettent Ă quelquâun de haut placĂ© dans la hiĂ©rarchie de la richesse dâoccuper une position correspondante dans celle du goĂ»t et du savoir » K. Pomian. Le dĂ©veloppement des collections est ainsi insĂ©parable du dĂ©veloppement dâun marchĂ©. Le dĂ©veloppement du marchĂ© de lâart le marchĂ© de la peinture 24La demande dâimages augmente au cours du siĂšcle. On constate un Ă©largissement progressif du public de la peinture, en particulier dans les pays catholiques. Lâimagerie dĂ©votionnelle nourrit le mouvement, mais Ă la marge se diffusent aussi les genres portrait, nature morte, paysageâŠ, en raison des nouveaux usages de la peinture, qui apparaĂźt de plus en plus dans les intĂ©rieurs. Plus tardivement, cet appĂ©tit dâimages est lisible aussi en Angleterre en 1705, 80 % des inventaires de lâOrphanâs Court de Londres rĂ©vĂšlent la possession de tableaux, contre 44 % seulement en 1675. Certes, cette prĂ©sence de la peinture est liĂ©e Ă la richesse mais ces inventaires montrent que les ordinary tradespeople ont autant de tableaux que les professionals et les gentryhouseholders. 25Le mĂ©tier de marchand de tableaux sâautonomise et se professionnalise peu Ă peu. Les formes les plus structurĂ©es de marchĂ© de lâart se rencontrent Ă Anvers, qui nourrit toute lâEurope de ses peintures, de tous les genres et de tous les prix. Il faut noter le fort goĂ»t pour la peinture flamande, parallĂšle au goĂ»t dominant vĂ©nĂ©to-bolonais. Anvers vend pour tous les publics et Ă tous les prix. Mais dâautres lieux prennent de lâimportance, oĂč lâon retrouve souvent les marchands du Nord. Ă Paris, la foire Saint-Germain, une des trois plus importantes de Paris, se spĂ©cialise au dĂ©but du xviie siĂšcle en marchĂ© des objets de luxe soie, bijoux, or mais aussi tableaux. Depuis la deuxiĂšme moitiĂ© du xvie siĂšcle, les marchands dâAnvers ont le monopole du marchĂ© parisien de la peinture. Ils viennent Ă Paris chaque annĂ©e pour la foire. Vers 1620-1630, ils font face aux efforts protectionnistes de la maĂźtrise des peintres de Paris, qui les obligent Ă tenir boutique de façon permanente en France, voire de demander la naturalisation, pour continuer leur commerce. Les Français rĂ©ussissent ainsi Ă endiguer lâinfluence des marchands dâAnvers. Mais une autre compĂ©tition pour le contrĂŽle du marchĂ© se dĂ©roule alors entre les artistes-marchands et les marchands merciers qui finiront par lâemporter Ă la fin du siĂšcle on connaĂźt par Watteau la boutique du cĂ©lĂšbre Gersaint. 26Diverses formes de transaction existent mais les ventes publiques aux enchĂšres prennent progressivement de lâimportance, notamment en Angleterre ; elles permettent en effet aux comportements agonistiques de se donner libre cours dans un face Ă face pendant lequel on manifeste simultanĂ©ment son goĂ»t, sa capacitĂ© de sacrifier de la richesse pour le satisfaire et ses possibilitĂ©s financiĂšres » K. Pomian. Les grandes ventes aux enchĂšres publiques deviennent ainsi des Ă©vĂ©nements mondains. Ă Londres, avant lâintroduction des ventes aux enchĂšres dâĆuvres dâart, vers 1670, Samuel Pepys achĂšte directement aux artistes ou Ă des stationers qui vendent aussi des livres. Le marchĂ© du livre est beaucoup plus organisĂ© que celui de lâart, grĂące Ă la Stationers Company. Il nây a pas de telle communautĂ© de marchands spĂ©cialisĂ©s dans lâart. Ce sont dâabord les virtuosi, les hommes de lettres londoniens, qui font la popularitĂ© des ventes aux enchĂšres, dont ils se servent comme dâune arĂšne des connaisseurs ». Elles touchent ensuite un public beaucoup plus large, les femmes aussi peuvent y assister. Les commissaires-priseurs ne peuvent pas encore se spĂ©cialiser dans les marchandises artistiques. La plupart vendent Ă la fois des livres et des Ćuvres dâart. 27Ces enchĂšres se dĂ©roulent surtout dans des coffeehouses comme Tomâs Coffeehouse ou Barbadoes Coffeehouse. Ă la mort de Charles II 1685, Londres est ainsi devenue un des marchĂ©s de lâart les plus actifs dâEurope. Au cours des ventes de Covent Garden, entre 1669 et 1692, plus de 35 000 peintures Ă lâhuile sâĂ©changent. On a retrouvĂ©, protagonistes de ces Ă©changes, le nom de 20 nobles, 20 marchands et plus de 100 commoners. J. Brotton insiste sur le rĂŽle de la vente des biens de Charles Ier, qui a mis sur le marchĂ© des centaines dâĆuvres. Contrairement Ă une opinion largement rĂ©pandue, Brotton soutient que cette vente nâest pas le seul fait de rĂ©publicains iconoclastes et ignorants des choses de lâart. Elle a Ă©tĂ© importante pour la formation du goĂ»t anglais puisquâelle a rendu visibles les trĂ©sors des collections de la Couronne. Ă lâoccasion de cet Ă©vĂ©nement, les tableaux royaux ont Ă©tĂ© transformĂ©s en marchandise, dĂ©truisant pour toujours leur exclusivitĂ© royale, les ĂŽtant au secret du palais royal et les livrant au monde de la vente publique ». 28En Espagne, depuis la fin du xvie siĂšcle, on voit dans les grandes villes des ventes dâart se dĂ©rouler prĂšs du marchĂ©, sur le perron de San Felipe ou Calle Mayor Ă Madrid, par exemple, ou rue de Santiago Ă Valladolid. Des lieux ouverts, une absence de toute rĂ©gulation des transactions on est bien loin des panden de Bruges et dâAnvers. Le marchĂ© est nourri par une importation massive des Pays-Bas et lâaccroissement du nombre de peintres espagnols travaillant hors du cadre des corporations. Le dĂ©veloppement du marchĂ© entraĂźne lâutilisation rĂ©pĂ©tĂ©e de mĂȘmes modĂšles et une certaine standardisation de la production. Il faut dire que le marchĂ© amĂ©ricain exige une masse considĂ©rable dâimages religieuses. Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xviie siĂšcle, pas moins de 24 000 peintures ont quittĂ© SĂ©ville pour lâAmĂ©rique. Des contrats exigent une grande rapiditĂ© de rĂ©alisation. Par exemple, le 26 juillet 1600, le peintre sĂ©villan Miguel VĂĄzquez sâengage Ă livrer au marchand Gonzalo de Palma 1 000 portraits de figures profanes » de la mĂȘme taille 63 x 42 cm, Ă raison de 25 par semaine, payĂ©s 4 reales piĂšce. Miguel Falomir observe que les prix de vente sur les foires et dans les stands de rue sont nettement infĂ©rieurs Ă ceux offerts pour des Ćuvres commissionnĂ©es. Cela nâempĂȘche pas des peintres cĂ©lĂšbres de participer aux ventes, comme BartolomĂ© Carducho, peintre du roi et marchand de tableaux. 3 Felipe de Guevara, Comentarios de pintura [vers 1560], Madrid, 1788, p. 4-5. 4 Relations, Lettres et discoursâŠ, Paris, 1660, Lettre IX, p. 235-23. 29Dans un marchĂ© de lâart naissant, se pose la question de lâattribution du prix. Quand il suggĂšre Ă Philippe II dâexposer sa collection, Felipe de Guevara avance que les peintures cachĂ©es et tenues hors de la vue sont privĂ©es de leur valeur, qui rĂ©side dans les yeux des autres et leur apprĂ©ciation par des connaisseurs3 ». Traditionnellement, le prix dâune peinture Ă©tait liĂ© Ă des critĂšres matĂ©riels comme les matĂ©riaux employĂ©s, le nombre, la taille et le costume des personnages. Cependant, depuis la Renaissance, la valeur est de plus en plus attachĂ©e Ă un savoir, devient affaire de connaisseur rĂ©putation de lâartiste, authenticitĂ©, originalitĂ© de la composition, deviennent des critĂšres importants quand il sâagit des maĂźtres italiens ou nordiques les plus recherchĂ©s. Ă quoi sâajoute pour les peintures anciennes la vie sociale » du tableau provenance, possesseur antĂ©rieur, lieu dâaccrochage prĂ©cĂ©dent. Entre 1640-1660, les prix des tableaux anciens augmentent considĂ©rablement sur le marchĂ© parisien ; certains sâen Ă©meuvent, considĂ©rant scandaleux lâargent dĂ©pensĂ© en objets de vanitĂ©, comme Samuel SorbiĂšre, protestant rĂ©cemment converti, qui publie une lettre De lâexcessive curiositĂ© en belles peintures4 ». Un dĂ©but de spĂ©culation suscite des rĂ©serves morales. Le dĂ©veloppement du marchĂ© de lâart accompagne une Ă©volution des consciences par rapport Ă lâargent mais permet aussi une Ă©volution du mĂ©tier dâartiste. 30Nicolas Poussin 1594-1665 est lâexemple exceptionnel dâun artiste libĂ©rĂ© de la commande et vivant du marchĂ© de lâart. Ă partir de 1630, Ă©loignĂ© des grandes commandes publiques, il ne produit plus que des tableaux de chevalet et peut choisir ses clients qui sont des acheteurs, non plus des commanditaires. Le prix de ses tableaux est multipliĂ© par dix au cours du siĂšcle. Il ne dĂ©pend pas dâune cour ou dâun protecteur, il nâa pas dâatelier, pas dâĂ©lĂšves. Au-delĂ des Barberini et de leur rĂ©seau, les principaux acheteurs de Poussin sont français. Ils sont dâorigine sociale variĂ©e on trouve parmi eux, le marĂ©chal de CrĂ©qui, le duc de Richelieu ou le roi lui-mĂȘme, qui rĂ©unit une trĂšs importante collection de Poussin ; des secrĂ©taires dâĂtat, comme La VrilliĂšre ou LomĂ©nie de Brienne ; des titulaires dâoffices importants comme Chantelou ; des financiers comme Neyret de la Ravoye ; mais aussi des personnages beaucoup plus obscurs, des nĂ©gociants comme Pointel ou Serisier. Il sâagit lĂ dâune carriĂšre trĂšs particuliĂšre, permise par la naissance dâun vrai marchĂ© de lâart. Les arts, miroir de leur temps » ? La sociĂ©tĂ© est un théùtre, le théùtre, un reflet de la sociĂ©tĂ© ? 31On ne saurait trop souligner lâimportance de la mĂ©taphore théùtrale et en gĂ©nĂ©rale de la vision dans les arts et la littĂ©rature du xviie siĂšcle. Avec la perspective linĂ©aire comme mode de reprĂ©sentation picturale depuis la Renaissance, Les images sâinscrivent dĂ©sormais Ă lâintĂ©rieur dâun cube ouvert dâun cĂŽtĂ©. Ă lâintĂ©rieur de ce cube reprĂ©sentatif, sorte dâunivers en rĂ©duction, rĂšgne les lois de la physique et de lâoptique de notre monde » P. Francastel ; dâoĂč lâimportance de la mĂ©taphore théùtrale All the worldâs a stage », l' illusion comique » le théùtre est un monde en rĂ©duction, le monde nâest quâun théùtre. Comment le théùtre du xviie reflĂšte-t-il alors la sociĂ©tĂ© ? 32Si lâon tourne le dos Ă la scĂšne, le lieu théùtral donne, dans la disposition du public, une image particuliĂšre des hiĂ©rarchies. La structure du théùtre public est partout Ă peu prĂšs la mĂȘme. Le corral madrilĂšne se partage entre le parterre avec ses places debout ou assises et les loges rĂ©servĂ©es aux personnages importants ; un lieu spĂ©cial est rĂ©servĂ© aux femmes du commun et aux ecclĂ©siastiques, ce qui est une particularitĂ© espagnole. Dans le théùtre Ă©lisabĂ©thain, on a, du moins coĂ»teux au plus cher, les places debout Ă ciel ouvert, les places assises dans les galeries couvertes et enfin les loges. EntiĂšrement couvert, le théùtre de Bourgogne montre une rĂ©partition analogue, avec ses places au parterre Ă 5 sous et ses places en loges Ă 10 sous. 33Si, dans le cas des reprĂ©sentations privĂ©es chez de nobles particuliers les visites » en France, les particulares » en Espagne le public est socialement homogĂšne, il nâen va pas de mĂȘme du théùtre public. La composition des salles est assez semblable Ă Londres et Ă Paris. Le parterre, debout, est volontiers remuant, mĂȘme sâil ne faut pas sâexagĂ©rer le caractĂšre populaire de ces spectateurs. Alfred Harbage montre quâil est constituĂ©, au théùtre du Globe, de boutiquiers, dâartisans et de journaliers. La variĂ©tĂ© de ton et de genres caractĂ©ristique du théùtre de Shakespeare, comme de la tragĂ©die espagnole, de la poĂ©sie savante Ă la farce, est destinĂ©e Ă rĂ©pondre Ă cette diversitĂ© du public. On distingue les connaisseurs des ignorants du parterre, les mosqueteros » en Espagne, les groundlings » en Angleterre. On peut remarquer que la mĂȘme idĂ©e est souvent exprimĂ©e deux fois dans les piĂšces de Shakespeare, sous une forme Ă©laborĂ©e dâabord, plus simple ensuite. Dans la comedia, le gracioso » est chargĂ© de rĂ©pĂ©ter en clair ce qui risquait de paraĂźtre obscur. Cependant, au cours du siĂšcle, on remarque une diminution globale de la composante populaire du public. Les tĂ©moignages contemporains sur le chahut du parterre ne sont pas exempts de prĂ©jugĂ©s sociaux. En France, le public ne change pas radicalement, mais les poĂštes, leurs mĂ©cĂšnes et les amateurs prĂȘchent pour une Ă©puration du goĂ»t comme du public. Il ne faut pas oublier que la dĂ©fense des rĂšgles et, pour le dire dâun mot, du classicisme, est parallĂšle Ă une exclusion des Ă©lĂ©ments populaires. Le classicisme, rappelle J. Truchet, suppose un consensus culturel, lâexistence dâun public auquel il soit naturel et lĂ©gitime de vouloir plaire, les honnĂȘtes gens », la Cour » et la Ville ». LâunitĂ© du classicisme se fonde moins sur des prĂ©ceptes que sur un milieu ». Lâexclusion du menu peuple se fait naturellement par lâaugmentation du prix des places au cours du siĂšcle. En France comme en Angleterre, la base sociale du théùtre se rĂ©trĂ©cit. 34La nĂ©cessitĂ© de parler Ă un trĂšs large public oĂč domine, de plus en plus, les catĂ©gories privilĂ©giĂ©es, implique de renvoyer Ă une morale commune. Nâoublions pas que plaire est une nĂ©cessitĂ© vitale pour le dramaturge du xviie siĂšcle. Souvent, on remarque un certain conservatisme dans la vision de la sociĂ©tĂ© vĂ©hiculĂ©e par le théùtre. Celui-ci enregistre certains changements, comme lâimportance croissante du commerce et de lâargent, les transformations de la noblesse ou lâappĂ©tit des roturiers enrichis. Le gentilhomme dĂ©sargentĂ© contraint Ă la mĂ©salliance, le roturier cherchant une promotion Ă la cour, le bourgeois gentilhomme, sont quelques thĂšmes rĂ©currents de la comedia espagnole, dont lâinfluence est grande en France et en Angleterre ; mais en gĂ©nĂ©ral, quelque soit lâorigine sociale de lâauteur, la morale de la piĂšce demeure attachĂ©e aux valeurs de la noblesse terrienne traditionnelle, dĂ©favorable aux fortunes issues du commerce et de la spĂ©culation. Par exemple, dans les piĂšces de Lope de Vega, le noble enrichi par le nĂ©goce est condamnĂ©, les marchands, petits ou grands, et les armateurs de SĂ©ville peu reprĂ©sentĂ©s ou peu mis en valeur. Le théùtre jacobĂ©en, face aux bouleversements sociaux, tĂ©moigne dâun attachement Ă lâordre ancien A. Bry. MoliĂšre montre de maniĂšre trĂšs nĂ©gative ces femmes qui sortent de leur condition, ces prĂ©cieuses qui se prĂ©valent dâun rĂŽle intellectuel dans ce qui deviendra les salons. Le monde comme théùtre est dâabord une mĂ©taphore de la vanitĂ© des biens de ce monde. Il sâagit moins de reprĂ©senter que de moraliser. CalderĂłn de la Barca lâexprime parfaitement dans Le Grand Théùtre du Monde 1645. On y voit le Monde remettre Ă chaque acteur, du Roi au Mendiant, les insignes de son rang. Les personnages entrent sur scĂšne par le Berceau et en sortent par la Tombe. LĂ , ils doivent remettre leurs attributs et rendre compte de la façon dont ils ont tenu leur rĂŽle. Seuls le Mendiant et la Prudence ont Ă©chappĂ© Ă lâorgueil et aux intrigues de la cour. Seuls, ils ont compris la leçon de la piĂšce, câest-Ă -dire de la vie. Seuls, ils ne seront pas damnĂ©s. Quand le rideau tombe, ne demeurent en scĂšne que les quatre derniĂšres choses » la Mort, le Jugement, le Ciel et lâEnfer. 35Si le siĂšcle est fascinĂ© par les pouvoirs de lâillusion, la concorde entre lâĂȘtre et le paraĂźtre est un souci constant. Les marques de luxe doivent correspondre Ă un statut social rĂ©el. Lâouvrage de Pierre Le Muet, La ManiĂšre de bĂątir pour toutes sortes de personnes 1623, est un des plus importants de ces recueils, en vogue en France, qui proposent des modĂšles dâhabitation selon le rang du propriĂ©taire. Lâarchitecture doit reflĂ©ter la hiĂ©rarchie sociale. On peut dire que Fouquet, par exemple, nâa pas respectĂ© cette rĂšgle, Vaux outrepasse son rang. LâĂ©tude du portrait permet de mieux comprendre ce rapport ĂȘtre/paraĂźtre. Elle permet aussi de mieux comprendre sous quelles conditions les catĂ©gories sociales les moins privilĂ©giĂ©es ont droit Ă ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s. Qui a droit Ă la reprĂ©sentation ? 36Le problĂšme de la dignitĂ© du sujet reprĂ©sentĂ© se pose particuliĂšrement dans le portrait. Ce dernier genre connaĂźt depuis le xvie siĂšcle un grand dĂ©veloppement. Il constitue Ă la fin du siĂšcle 20 % des images des intĂ©rieurs de Delft, par exemple. Or, Edouard Pommier a relevĂ©, dans la deuxiĂšme moitiĂ© du xvie siĂšcle, un mouvement de remise en cause de ce genre, notamment dâun point de vue social. Alors quâil cesse dâĂȘtre rĂ©servĂ© Ă la reprĂ©sentation des saints et des princes, le portrait suscite la question de la lĂ©gitimitĂ© de la reprĂ©sentation dâun individu. 5 CitĂ© par Pommier Ădouard, ThĂ©ories du portrait, Paris, 1998, p. 128. 37Dans une lettre Ă Leone Leoni, sculpteur et mĂ©dailleur, lâArĂ©tin le met en garde ainsi Faites donc les portraits de personnages de ce genre [lâĂ©rudit Francesco Molza, mort depuis peu], mais ne faites pas les portraits de ceux qui Ă peine se connaissent eux-mĂȘmes et que personne ne connaĂźt. Le ciseau ne doit pas tracer les traits dâune tĂȘte, avant que la renommĂ©e ne lâait fait. Il ne faut pas croire que les lois des Anciens aient permis quâon fasse des mĂ©dailles de personnes qui nâĂ©taient pas dignes. Câest ta honte, ĂŽ siĂšcle, de tolĂ©rer que des tailleurs et des bouchers apparaissent vivants en peinture5. » Cette idĂ©e dâune vulgarisation du portrait se retrouve dans nombre dâĂ©crits du xvie siĂšcle. On ne devrait reprĂ©senter que les exempla virtutis, ou les grands de ce monde, parce que seuls ils ont droit Ă la mĂ©moire publique. 6 de Piles R., Cours de peinture par principes, Paris, Ă©d. J. Thuillier, 1989, p. 132. 7 Sorel Charles, La Description de lâĂźle de Portraiture et de la ville des portraits, Paris, 1659, p ... 38De la dignitĂ© du sujet dĂ©pend son traitement, qui oscille entre lâimitare, qui a le sens de donner lâimage de quelque chose, avec une certaine libertĂ© et le ritrarre donner une copie littĂ©rale de quelque chose. Pour le thĂ©oricien Roger de Piles, la stricte fidĂ©litĂ© aux traits du modĂšle nâest requise que pour les grands de ce monde Pour les hĂ©ros et pour ceux qui tiennent quelque rang dans le monde, ou qui se font distinguer par leurs dignitĂ©s, par leurs vertus ou par leurs grandes qualitĂ©s, on ne saurait apporter trop dâexactitude dans lâimitation de leur visage, soit que les parties sây rencontrent belles, ou bien quâelles y soient dĂ©fectueuses » car ces sortes de portraits sont des marques authentiques qui doivent ĂȘtre consacrĂ©es Ă la postĂ©ritĂ©, et dans cette vue tout est prĂ©cieux dans les portraits, si tout y est fidĂšle6. » Cette nĂ©cessitĂ© de rendre fidĂšlement le modĂšle vertueux, lâĂȘtre de haut rang sâexplique par les spĂ©culations physiognomoniques, trĂšs en vogue au xviie siĂšcle. En fait, la pratique conduit souvent Ă lâinverse il faut donner au personnage les traits convenant Ă sa fonction et Ă sa dignitĂ©. Il faut que le paraĂźtre corresponde Ă lâĂȘtre social, il faut donner Ă chaque personnage lâattitude, les vĂȘtements, les attributs de sa âqualitĂ©â, câest-Ă -dire sa position dans la sociĂ©tĂ© » E. Pommier. DĂ©jĂ LĂ©onard de Vinci prĂ©conisait que le roi soit barbu, plein de gravitĂ© dans lâair et les vĂȘtements [âŠ]. Les gens de basse condition doivent ĂȘtre mal parĂ©s, en dĂ©sordre et mĂ©prisables [âŠ] avec des gestes vulgaires et tapageurs ». Dans sa Description de lâĂźle de portraiture 1659 Charles Sorel se moque lui aussi du succĂšs du portrait, de ces modĂšles qui veulent apparaĂźtre dans des vĂȘtements trĂšs magnifiques, et la plupart ne se souci[ant] point sâils Ă©taient conformes Ă leur naturel et Ă leur condition7 ». Analysant le Portrait dâOmer II Talon Washington, National Gallery peint en 1649 par Philippe de Champaigne, Lorenzo Pericolo remarque quâen tant qu' avocat gĂ©nĂ©ral au parlement de Paris, le modĂšle usurpe » en quelque sorte une posture et un dĂ©cor typique dâun roi ou dâun aristocrate ». 8 Pour reprendre le titre de lâouvrage de G. Sadoul, Jacques Callot miroir de son temps, Paris, 19 ... 39E. Pommier montre au long de son livre combien il est difficile dâapprĂ©cier le rĂ©alisme » dâun portrait. Lâart, comme le langage, est dâabord un systĂšme de signes qui demandent interprĂ©tation. Il faut donc se mĂ©fier de la tentation de voir dans les romans, les gravures ou les peintures un miroir de leur temps8 ». Ils correspondent aux attentes de la clientĂšle. Le cas des portraits de paysans des Le Nain est intĂ©ressant parce que nous voyons des paysans reprĂ©sentĂ©s avec une grande fidĂ©litĂ© apparente des traits, et en mĂȘme temps une grande dignitĂ©. Dans la peinture hollandaise, on trouve souvent des intĂ©rieurs paysans, comme celui peint par Adriaen Van Ostade vers 1635 Munich, Bayerische StaatsgemĂ€ldesammlungen. On y voit des hommes et des femmes boire et fumer. Mais les physionomies sont viles, bouffonnes, tout Ă fait conformes aux prĂ©ceptes de LĂ©onard. Les acheteurs dâune telle toile ne sont Ă©videmment pas du mĂȘme milieu et peuvent ainsi apprĂ©cier la distance qui les sĂ©pare de ces comportements. Une mise en garde contre les dĂ©bordements des sens nâest pas absente. En effet, dans un milieu modeste, les passions sont censĂ©es sâexprimer plus librement, en tout cas leur reprĂ©sentation ne requiert pas les mĂȘmes contraintes. Adriaen Brouwer, par exemple, illustre les Ă©motions humaines Ă travers ses portraits populaires. 9 Antoine 1588 ?-1648, Louis 1593 ?-1648 et Mathieu 1607-1677. Ils ont un atelier commun et si ... 10 Champfleury, Essai sur la vie et lâĆuvre des Le Nain, Paris, 1850, p. 38. 40A priori rien de tel dans le Repas de paysans 1642, Paris, Louvre ou la Famille de paysans v. 1645-1648, Paris, Louvre des frĂšres Le Nain9. Câest le rĂ©alisme » de la scĂšne qui frappe. Pour Champfleury, qui est Ă lâorigine de la redĂ©couverte de ces peintres, ce sont des historiens » qui apprennent plus sur les mĆurs de leur temps [âŠ] que bien des gros livres10 ». Une critique marxiste sâest emparĂ© de ces peintres populaires », mais il a vite Ă©tĂ© montrĂ© que les trois frĂšres ont fait partie des membres fondateurs de lâAcadĂ©mie et que Mathieu, qui a vĂ©cu plus longtemps, a pu faire une assez belle fortune et a cherchĂ©, aprĂšs lâachat dâune terre prĂšs de Laon, Ă se faire appeler seigneur de la Jumelle. Fait exceptionnel pour un peintre, il a Ă©tĂ© fait chevalier du Saint-Michel pour ses services dans la milice de Paris, mais il nâa pu faire preuve de sa noblesse. Pourtant, il a Ă©tĂ© vite remarquĂ© que les paysans reprĂ©sentĂ©s Ă©taient bien habillĂ©s, possĂ©daient des verres, etc. Beaucoup dâhistoriens ont continuĂ© Ă vouloir y voir des documents transparents, des fenĂȘtres ouvertes sur le monde paysan des environs de Laon au xviie siĂšcle. Ansi, Neil McGregor voit dans les paysans des Le Nain lâillustration dâun dĂ©veloppement historique ». Pour lui, les acheteurs de ces tableaux sont des membres de la bourgeoisie qui achĂštent alors des terres autour de leurs villes natales et les mettent en valeur eux-mĂȘmes ou les confie Ă un fermier. Ils auraient plaisir Ă avoir des portraits de leurs paysans, envers lesquels ils seraient animĂ©s dâune bienveillance patriarcale. La dignitĂ© des attitudes et la noblesse des traits des personnages nous Ă©loignent du dĂ©dain et du rire de Van Ostade. Toutefois, il est difficile de croire Ă un tĂ©moignage naturaliste sur la condition paysanne. Pierre Goubert et JoĂ«l Cornette, aprĂšs dâautres, ont remarquĂ© les Ă©chos eucharistiques du Repas de paysans, qui reprĂ©sente sans doute une visite de charitĂ©, telles quâelles Ă©taient organisĂ©es vers 1640 par des institutions comme la compagnie du Saint-Sacrement. On peut alors songer Ă certains bodegones de VĂ©lasquez, mĂȘme sâils ne procĂšdent pas de la mĂȘme filiation picturale. Ce genre nĂ© Ă SĂ©ville et Ă TolĂšde, qui mĂȘle la nature morte et la scĂšne de genre est un des rares genres profanes de la peinture espagnole. On y voit des gens du peuple se livrer Ă des activitĂ©s trĂšs quotidiennes notamment autour de la prĂ©paration et de la consommation du repas. Pourtant, il nâest pas si profane que cela. La mĂ©ditation religieuse est quelquefois explicite comme dans Le Christ chez Marthe et Marie 1618, Londres, National Gallery, oĂč lâon voit une jeune femme cuisiner, tandis quâune vieille femme semble lui montrer une image au statut assez compliquĂ© est-ce une scĂšne vue Ă travers une fenĂȘtre, est-ce un tableau ? reprĂ©sentant la scĂšne Ă©vangĂ©lique qui donne son nom au tableau. LâinterprĂ©tation complĂšte est difficile, mais il sâagit sans doute dâune mĂ©ditation sur la vie active et la vie contemplative, Ă laquelle se joint peut-ĂȘtre la remarque de ThĂ©rĂšse dâAvila, selon laquelle le chemin du Christ passe par les ustensiles de cuisine⊠Le portrait dâhommes et de femmes humbles convient particuliĂšrement aux vertus Ă©vangĂ©liques de pauvretĂ© et de simplicitĂ©. 41Cela nâenlĂšve rien au caractĂšre trĂšs convaincant de la reprĂ©sentation, mais le peintre, qui construit savamment ces scĂšnes dans son atelier, ne cherche pas Ă faire un reportage sur une famille paysanne. Il cherche certainement la vraisemblance, mais ce respect du rĂ©el est empreint dâune religiositĂ© profonde, et conditionnĂ© par la plus ou moins subtile mĂ©ditation quâil veut offrir Ă lâamateur. Les stĂ©rĂ©otypes sociaux dans la littĂ©rature espagnole du SiĂšcle dâor 11 FernĂĄndez Alvarez M., La Sociedad española en el Siglo de Oro, Madrid, 1983. 42La littĂ©rature du SiĂšcle dâor espagnol reflĂšte, souvent avec des caractĂšres sombres, toute une sĂ©rie de stĂ©rĂ©otypes sociaux. LâĂ©chantillon le plus complet dâun monde oĂč pullulent les dĂ©shĂ©ritĂ©s mendiants et pauvres honteux, soldats en guenilles, Ă©tudiants dissolus, hidalgos de haute lignĂ©e Ă la maigre fortune, prostituĂ©es⊠et dans lequel se distingue la figure du picaro, personnage qui donna lieu Ă lâun des genres littĂ©raires les plus en vogue dans lâEspagne du xviie siĂšcle11. Lâintention satirique des auteurs de ce genre les conduisit Ă confronter la vie du picaro Ă celle des puissants maĂźtres quâils servaient seigneurs et ecclĂ©siastiques de toutes conditions principalement dont les dĂ©fauts et lâhypocrisie sont mis en relief par ces antihĂ©ros. Le picaro devient ainsi le personnage antagonique du chevalier vertueux et honorable que le roman de chevalerie avait consacrĂ©. Personnage de basse extraction sociale, abandonnĂ© par la fortune, et qui survit dans le monde de la pĂšgre grĂące Ă son habiletĂ© dans la tromperie et lâescroquerie. Etranger Ă tout code de conduite honorable, il atteint ses objectifs grĂące Ă sa ruse mais sans recourir Ă la violence. Il aspire par-dessus tout Ă amĂ©liorer sa condition sociale, bien quâil Ă©choue constamment dans ses tentatives, reflĂ©tant ainsi lâimpermĂ©abilitĂ© sociale qui caractĂ©risa lâEspagne du moment. 12 Maravall J. A., La literatura picaresca desde la historia social, Madrid, 1986. 43Bien que la figure du picaro soit dĂ©jĂ prĂ©sente avec la plupart des traits qui le dĂ©finissent dans le Lazarillo de Tormes 1554, son plus haut niveau littĂ©raire est obtenu par Mateo AlemĂĄn avec son GuzmĂĄn de Alfarache 1599. Au xviie siĂšcle, QuĂ©vĂ©do consacre cette figure satirique dans sa Vida del BuscĂłn llamado don Pablos 1603 ?, et il existe toute une plĂ©iade de romans durant la premiĂšre moitiĂ© du xviie siĂšcle avec une perspective burlesque de mĂȘme nature, dans lesquels on voit dĂ©filer des personnages, masculins et fĂ©minins, qui rĂ©pondent Ă ces caractĂ©ristiques, comme El GuitĂłn Onofre Gregorio GonzĂĄlez, 1604, La pĂcara Justina Francisco LĂłpez de Ubeda, 1605, La Ingeniosa Elena, fille supposĂ©e de La CĂ©lestine Alonso JerĂłnimo de Salas Barbadillo, 1612 et 1614, le Lazarillo del Manzanares Juan CortĂ©s de Tolosa, 1620, Gregorio Guadaña Antonio EnrĂquez GĂłmez, 1644 ou Estebanillo GonzĂĄlez Gabriel de Vega, 1646. Quelques autres personnages de romans qui ne cadrent pas complĂštement avec ce genre littĂ©raire partagent Ă©galement nombre de ses caractĂ©ristiques, comme en tĂ©moignent Rinconete y Cortadillo de CervantĂšs 1613, ou El Diablo Cojuelo de LuĂs VĂ©lez de Guevara 1641. Si le picaro est un personnage qui sâĂ©panouit principalement en milieu urbain, le chevalier le fait en milieu rural ; câest ainsi que le reprĂ©sente Alonso JerĂłnimo Salas Barbadillo dans son Caballero perfecto 1620 et dans son antithĂšse El Caballero puntual 161612. 13 Maravall J. A., Teatro y literatura en la Sociedad Barroca, Barcelona, 1990. 44Face au caractĂšre satirique et critique du roman picaresque, le théùtre, dâaprĂšs Maravall, tenta de maintenir en vigueur un systĂšme de pouvoir préétabli et, par consĂ©quent, la stratification et la hiĂ©rarchie des groupes sociaux13. Ă travers le théùtre de Lope de Vega, CalderĂłn de la Barca, ou de Tirso de Molina, les espagnols assumĂšrent un systĂšme de conventions » qui soutenait un ordre social dans lequel les autoritĂ©s politique et religieuse Roi et Inquisition garantissaient sa validitĂ©. Ainsi, dans une Ă©poque de crise, comme celle que connut lâEspagne au cours du xviie siĂšcle, le théùtre fut lâun des piliers sur lesquels reposa la campagne de renforcement de la sociĂ©tĂ© seigneuriale. Les conflits sociaux seront la thĂ©matique fondamentale des piĂšces de théùtre, le dĂ©sir dâascension sociale Ă©tant prĂ©sentĂ© de façon rĂ©currente, bien que les personnages vertueux coĂŻncident toujours avec ceux qui acceptent de bonne grĂące leur statut. Le théùtre privilĂ©gia une sĂ©rie de valeurs traditionnelles comme lâhonneur, la puretĂ© de sang, la foi, la richesse â spĂ©cialement celle du laboureur â lâamour pur⊠en faisant ressortir Ă©galement la diffĂ©renciation bipolaire de la sociĂ©tĂ© entre riches et pauvres, nobles et vilains, seigneurs et serviteurs, oisifs et travailleurs, et parvenant Ă identifier richesse avec noblesse. Lâarbitrisme 14 NDT Le substantif arbitrismo » nâest pas inclus dans le Diccionario de la Real Academia. Seuls ... 15 Vilar J., Literatura y EconomĂa. La figura satĂrica del arbitrista en el Siglo de Oro, Madrid, 197 ... 45En Espagne, la sociĂ©tĂ© fut Ă©galement lâobjet dâune rĂ©flexion par un courant de pensĂ©e que lâon nomme lâarbitrismo » lâarbitrisme14. Est considĂ©rĂ© arbitrista » lâindividu qui propose des plans et des projets arbitrios, insensĂ©s ou rĂ©alisables, pour soulager les Finances Publiques ou remĂ©dier Ă des maux politiques. Le caractĂšre majoritairement pĂ©joratif du terme est issu de son origine littĂ©raire, car câest dans ce sens que CervantĂšs lâutilise pour la premiĂšre fois dans son Coloquio de los perros 1613. QuĂ©vĂ©do sâexprima Ă©galement avec une fĂ©rocitĂ© particuliĂšre dans son ouvrage La hora de todos o la fortuna con seso 163515. 16 NDT terme employĂ© ici pour dĂ©clin ou dĂ©cadence. 17 GarcĂa CĂĄrcel R., Las culturas del Siglo de Oro, Madrid, 1998. 46Dans lâhistoriographie actuelle, on entend par arbitrismo » ce courant de pensĂ©e politique et Ă©conomique qui, Ă©mergeant au temps de Philippe II, trouve son groupe le plus fourni de reprĂ©sentants dans la Castille des deux premiers tiers du xviie siĂšcle. La majeure partie de ces Ă©rudits se virent encouragĂ©s Ă adresser leurs arbitrios » solutions aux principales autoritĂ©s, y compris au Roi, par leur profonde conviction de la dĂ©cadence du Royaume, dont la cause, selon eux, rĂ©sidait dans un ou plusieurs problĂšmes sociaux, Ă©conomiques et financiers qui caractĂ©risĂšrent lâEspagne du SiĂšcle dâor. Parmi ceux-ci on distingue lâaugmentation des prix fruit de lâabondance dâor et dâargent en provenance dâAmĂ©rique, la diminution corrĂ©lative de la compĂ©titivitĂ© des produits espagnols et lâintroduction correspondante de marchandises Ă©trangĂšres qui provoquaient la ruine de lâindustrie nationale, la dĂ©cadence du commerce et lâabandon de lâagriculture et de lâĂ©levage. Les arbitristas » dĂ©noncĂšrent Ă©galement lâappauvrissement progressif de lâĂtat, dont la dĂ©pense publique croissante dĂ©coulant de lâentretien dâune armĂ©e plĂ©thorique, dispersĂ©e sur un vaste territoire Ă©tait compensĂ©e par lâaugmentation des impĂŽts, gangrĂšne financiĂšre dont le reflet nâest autre que la ruine de la nation et le dĂ©peuplement. Tout cela, dâaprĂšs de nombreux arbitristas », provoquait lâabandon des activitĂ©s de production et dâinvestissement de la part des Espagnols, tandis que les Ă©trangers devenaient les maĂźtres des ressorts Ă©conomiques du pays. De la mĂȘme façon, ils imputaient Ă lâexcessive circulation monĂ©taire le goĂ»t du luxe et de lâoisivetĂ© dans les classes possĂ©dantes, et la nĂ©gligence qui sâensuivait pour les activitĂ©s productives. La consĂ©quence de tout cela fut la declinaciĂłn16 » de la Nation, terme qui rĂ©sumait parfaitement leur impression de vivre un moment de crise Ă©conomique et sociale17. 47Bien que les termes arbitrio » et arbitrista » aient Ă©tĂ© employĂ©s dans la littĂ©rature du SiĂšcle dâor dans un sens clairement pĂ©joratif, les avis de ces individus Ă©tant jugĂ©s insensĂ©s, il est certain que parmi ceux qui Ă©mirent leur opinion, il y eut de nombreux personnages lucides, intelligents et des professionnels de toutes sortes dâactivitĂ©s, qui surent observer avec acuitĂ© les problĂšmes Ă©conomiques et sociaux de lâEspagne dâalors et prĂ©voir des solutions. Parmi les plus importantes figures de cette Ă©cole de pensĂ©e il y eut le comptable du TrĂ©sor Luis Ortiz, auteur du Memorial al Rey para que no salgan dineros de España 1558 ; lâavocat de la Chancellerie Royale de Valladolid, MartĂn GonzĂĄlez de Cellorigo, continuateur de ce que lâon appela lâEcole de Salamanque » et auteur du Memorial de la polĂtica necesaria y Ăștil restauraciĂłn a la repĂșblica de España 1600 ; le mĂ©decin CristĂłbal PĂ©rez de Herrera, rĂ©dacteur dâun mĂ©moire dans lequel Ă©taient abordĂ©es⊠de nombreuses choses touchant au bien, Ă la propriĂ©tĂ©, Ă la richesse, Ă la futilitĂ© de ce royaume et au rĂ©tablissement des gens » 1610 ; le professeur en Ăcritures SacrĂ©es, Sancho de Moncada, dont les Discursos 1619 seraient rééditĂ©s en 1746 sous le titre RestauraciĂłn polĂtica de España ; le chanoine et consultant du Saint-Office, Pedro FernĂĄndez de Navarrete, qui Ă©crivit le livre intitulĂ© ConservaciĂłn de MonarquĂas 1626 ; Miguel Caxa de Leruela, du Conseil de Castille et Visiteur GĂ©nĂ©ral du Royaume de Naples, dont lâĆuvre la plus connue sâintitulait RestauraciĂłn de la abundancia de España 1631 ; ou le procurateur des galĂ©riens Francisco MartĂnez de Mata, auteur de cĂ©lĂšbres Memoriales et Discursos 1650-1660.
4 La puissance publique nâest pas lĂ©gitime pour agir sur nos modes de vie. Selon cet argument, la puissance publique sortirait de son rĂŽle en cherchant Ă transformer nos modes de vie pour la transition. Cela irait Ă lâencontre de lâidĂ©e dâun individu libre et responsable. Dans un contexte Ă©conomique mondialisĂ©, marquĂ© par des Voici la rĂ©ponse Ă la question de CodyCross - Aussi appelĂ©e Ă©toile filante. Si vous avez besoin d'aide ou avez des questions, laissez votre commentaire ci-dessous. Home Saisons Groupe 76 Phase 4 RĂ©pondre Mode de vie des artistes en marge de la sociĂ©tĂ© Mode de vie des artistes en marge de la sociĂ©tĂ© RĂ©pondre BohĂšme CodyCross CodyCross est un jeu rĂ©cemment sorti dĂ©veloppĂ© par Fanatee. Câest un jeu de mots croisĂ©s qui contient de nombreux mots amusants, sĂ©parĂ©s en diffĂ©rents mondes et groupes. Chaque monde a plus de 20 groupes avec 5 puzzles chacun. Certains des mondes sont la planĂšte Terre, sous la mer, les inventions, les saisons, le cirque, les transports et les arts culinaires.DiplĂŽmefavorisant lâinscription professionnelle dans des Ă©quipes concernĂ©es par les relations de soins et leurs enjeux interpersonnels, en particulier dans les domaines de la maladie chronique, du handicap, des soins palliatifs, de la fin de vie, des Ăąges extrĂȘmes, et au-delĂ dans toutes les activitĂ©s de rĂ©flexion et de recherche dans les sciences de la vie.Accueil Revues Espaces et sociĂ©tĂ©s NumĂ©ro 2017/4 n° 171 Zone lâespace dâune vie... Ăditorial Zone lâespace dâune vie en marge Suivre cet auteur JĂ©rĂŽme Beauchez, Suivre cet auteur Florence Bouillon, Suivre cet auteur Djemila Zeneidi Dans Espaces et sociĂ©tĂ©s 2017/4 n° 171, pages 7 Ă 18 Suivant ArticlePlanBibliographieAuteursCitĂ© parfile_downloadTĂ©lĂ©charger Article MĂȘme si on dort dans la rue, on nâest pas des loques. On est des chĂŽmeurs, des zonards, des mancheurs, mais on nâest pas des clochards. » Propos anonymes, recueillis dans la rue par Lionelle Reynes 1985, p. 38 1 Alors que le quotidien des jeunes de banlieue » ou des bandes ethniques » focalise depuis plusieurs dĂ©cennies lâattention des sociologues, lâautre visage des jeunesses relĂ©guĂ©es que prĂ©sentent les zonards » reste quant Ă lui quasi invisible du point de vue des sciences sociales europĂ©ennes. Rares sont en effet les Ă©tudes de ces nomades du vide » Chobeaux, 2004 que seraient ces jeunes de la rue, que lâon dit aussi en errance » Laberge et Roy, 1996 ; Pattegay, 2001 ; Parazelli, 2002. Population sans domicile aux allures bigarrĂ©es, souvent accompagnĂ©e de ses chiens, ils apparaissent surtout dans le rĂŽle du mancheur rĂ©clamant la piĂšce sur le pavĂ© des centres-ville ou au seuil des supermarchĂ©s. Ă la fois terme vernaculaire et concept proche de lâexpĂ©rience, le mot zonard est celui que la plupart choisissent pour se dĂ©signer Pimor, 2014. La zone Ă©voque alors un mode de vie supposant de tracer sa route dans les marges de la sociĂ©tĂ© de consommation Angeras, 2012, dâoĂč les appellations de traceurs ou de routards Ă©galement employĂ©es par certains. 2 LâĂ©tymologie du terme renvoie Ă la zone non aedificandi non constructible qui sâĂ©tendait au-delĂ des fortifications de Paris. AprĂšs la guerre de 1870, la destination exclusivement militaire de cet espace a Ă©tĂ© peu Ă peu abandonnĂ©e pour cĂ©der la place Ă lâinstallation de baraquements, de roulottes et de taudis qui ont regroupĂ© les travailleurs pauvres, les chiffonniers, les vagabonds, les mendiants et autres reprĂ©sentants des classes dangereuses » dont Louis Chevalier a rĂ©alisĂ© une cĂ©lĂšbre historiographie Chevalier, 2002. Aux marges de Paris, les zoniers » incarnent alors la figure du paria urbain qui inquiĂšte ou menace la sociĂ©tĂ© bourgeoise. PhotographiĂ©s par EugĂšne Atget [1] 1913 et filmĂ©s par Georges Lacombe 1928, ils apparaissent comme mis au ban dâune sociĂ©tĂ© industrielle qui les a frappĂ©s dâinfamie. 3 Les zonards dâaujourdâhui composent une nouvelle strate de lâarchĂ©ologie des marges urbaines. RĂ©cente, elle trouve ses racines syncrĂ©tiques loin des anciennes fortifications de Paris, dans lâentremĂȘlement des subcultures punk et traveller nĂ©es outre-Manche au cours des dĂ©cennies 1970 et 1980. Tandis que la zone dâhier correspondait Ă un territoire bien dĂ©limitĂ©, celle dâaujourdâhui se matĂ©rialise dans les dĂ©placements de groupes qui Ă©voluent principalement dans les intervalles des villes. Si les zonards contemporains ne sauraient par consĂ©quent ĂȘtre vus comme leurs descendants directs, ils partagent nĂ©anmoins avec les zoniers dâautrefois certaines propriĂ©tĂ©s de situation dans lâespace social. Les uns comme les autres restent en effet confinĂ©s Ă des espaces caractĂ©risĂ©s par la relĂ©gation, Ă des situations Ă©rigĂ©es en problĂšme social. Ainsi la prĂ©sence et la visibilitĂ© des zonards â particuliĂšrement remarquĂ©es depuis le tournant des annĂ©es 2000 Ă lâoccasion des festivals dĂ©diĂ©s Ă la musique ou aux arts de rue â sont-elles le plus souvent envisagĂ©es comme relevant dâune problĂ©matique dâencadrement dâune fraction de la jeunesse considĂ©rĂ©e comme dĂ©viante. Ils font lâobjet dâune culture du contrĂŽle » Garland, 2001 qui oscille entre mesures de bannissement prises par certaines mairies et tentatives de rĂ©gulation dâune prĂ©sence dont il sâagit de maĂźtriser les potentiels effets pathogĂšnes. Les questions du sans-abrisme et de lâinsĂ©curitĂ© ont dĂšs lors Ă©tĂ© posĂ©es, aux cĂŽtĂ©s des problĂšmes de santĂ© publique liĂ©s aux consommations dâalcool et de produits stupĂ©fiants Chobeaux, 2004, p. 41-42 ; Hurtubise et Vat Laaroussi, 2002 ; Van Hout, 2011. 4 Ainsi la vie et le quotidien des zonards apparaissent-ils essentiellement en nĂ©gatif de ce quâen disent les pouvoirs publics ou les instances de rĂ©gulation sanitaire et sociale Langlois, 2014. Un nĂ©gatif qui, Ă la maniĂšre dâune image photographique oĂč les contrastes apparaissent comme inversĂ©s, ne donne Ă voir quâun reflet dâune rĂ©alitĂ© dont ressortent les dĂ©fauts, comme les manques. Ce numĂ©ro dâEspaces et SociĂ©tĂ©s a pour objet de proposer une autre prise de vue. Celle-ci ouvre sur une double perspective la premiĂšre cible les modalitĂ©s dâintervention, ou de non-intervention, de la puissance publique vis-Ă âvis des habitants et des acteurs de la zone. Hier comme aujourdâhui, comment les institutions font-elles face Ă des populations qui, de maniĂšre subie ou choisie, se situent Ă la marge des centralitĂ©s urbaines comme des normes sociales communĂ©ment partagĂ©es ? Quels sont les marges de manĆuvre accordĂ©es, les modalitĂ©s de rĂ©pression, les terrains dâentente Ă©ventuels, et comment se traduisent-ils du point de vue de la gestion de ces indĂ©sirables » ? La seconde focale a pour objet de restituer de lâintĂ©rieur les systĂšmes de valeurs qui orientent les actions des zonards. Du point de vue de ses acteurs, que dĂ©signe au juste ce signifiant dont la plasticitĂ© renvoie aux idĂ©es dâun espace indissociablement physique et symbolique ? Autrement dit, quâil relĂšve de lâauto-attribution ou du stigmate, Ă quoi correspond exactement le label zonard dans les mondes de la marge et leurs territoires ? Quels en sont les codes et de quelles façons se transmettent-ils ? 5 Pour rĂ©pondre Ă cette double interrogation, ce dossier se dĂ©cline en trois thĂ©matiques. Les deux premiers articles traitent de la zone parisienne dans une perspective sociohistorique. Les trois articles suivants proposent une description dense » Geertz, 2003 des modes de vie zonards aujourdâhui, en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Ces modes de vie valorisent une forme dâentre-soi tentĂ© par le dĂ©tachement vis-Ă âvis de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e. Enfin, parce que la zone ne constitue jamais un espace totalement Ă part, lâensemble se clĂŽt par une analyse du recours aux dispositifs de lâinfra-assistance, incluant la maniĂšre dont ce recours sâinscrit dans la construction dâune identitĂ© zonarde revendiquĂ©e. 6 En finalitĂ©, lâobjet de ce dossier rĂ©side dans les diffĂ©rentes façons de produire ces formes mouvantes de marginalitĂ©, dont les frontiĂšres indĂ©cises fluctuent entre conceptions Ă©miques la perspective des zonards et visions Ă©tiques celles de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e et des pouvoirs publics. PlutĂŽt que de rĂ©duire le flou dont la notion de zone est empreinte, nous avons donc considĂ©rĂ© son caractĂšre labile comme le principal levier dâune approche qui articule espace et histoire ou diachronie et synchronie des usages et des modes de gestion dâune territorialitĂ© marginale. Une sociohistoire de la zone, espace de relĂ©gation7 La premiĂšre partie de notre dossier dĂ©taille le passage de la figure du zonier Ă celle du zonard, et donc la progressive modification des territoires de la zone. Cette enquĂȘte est ouverte par Anne Granier, laquelle concentre ses efforts sur la pĂ©riode de lâentre-deux-guerres et la microhistoire dâun segment de la zone parisienne situĂ© Ă Boulogne-sur-Seine. Lâauteure sâest consacrĂ©e Ă retracer la gĂ©nĂ©alogie du peuplement comme des conflits qui ont animĂ© cet espace, marquĂ© par lâla intolĂ©rance des pouvoirs publics Ă lâĂ©gard de ses occupants. En effet, si les pouvoir publics tolĂ©raient lâexistence de la zone faute de mieux, par nĂ©cessitĂ© de loger les plus pauvres dâentre les ouvriers qui ne pouvaient sâacquitter des loyers de Paris intra-muros, ils nâavaient pourtant de cesse de vouloir Ă©liminer le problĂšme social quâils constituaient Ă leurs yeux. La tolĂ©rance cĂ©dait alors le pas Ă lâintolĂ©rance pour des zoniers constamment en porte-Ă -faux vis-Ă âvis de la loi. Or, les gens sans aveu » nâont pas tĂ©moignĂ© seuls subsistent les propos tenus par ceux â dĂ©cideurs politiques, reprĂ©sentants de la loi et, plus rarement, petits propriĂ©taires zoniers â qui Ă©taient en charge de lâadministration quotidienne de cette enclave partagĂ©e entre Paris et banlieue, de mĂȘme quâentre reconnaissance partielle et marginalitĂ©. Câest donc le quotidien de ce territoire ambivalent quâAnne Granier sâest efforcĂ©e dâexhumer des archives, territoire qui fait moins lâobjet dâune rĂ©pression que dâun abandon surveillĂ© oĂč, tout au long des annĂ©es 1920 et 1930, les pauvres sont restĂ©s dans la visĂ©e des pouvoirs publics qui les ont encadrĂ©s mollement, les abandonnant le plus souvent Ă leur sort, dans lâattente de trouver une hypothĂ©tique solution Ă leur indigence. 8 Ălargissant la focale historique portĂ©e sur la zone de Paris, James Cannon interroge pour sa part la dĂ©clinaison historique des labels de dangerositĂ© et dâinfamie que la zone a charriĂ©s tout au long du xxe siĂšcle. De la Belle Ăpoque aux annĂ©es 1970, en passant par lâentre-deux-guerres, lâauteur puise dans diverses sources, dont celles de la littĂ©rature et de la chanson populaire, pour montrer comment les gĂ©nĂ©rations successives de zoniers et de zonards ont incarnĂ© diffĂ©rentes versions des classes dangereuses » Ă©voluant aux marges de Paris. Tour Ă tour perçus comme des rĂ©volutionnaires en puissance, des agents de lâĂ©tranger et des hommes dĂ©pravĂ©s voire les trois Ă la fois, les zoniers ont constituĂ© une figure marginale et le plus souvent criminalisĂ©e ; cette criminalisation a suivi diverses inspirations, selon les analystes et leurs sensibilitĂ©s idĂ©ologiques ou religieuses. Câest ainsi que la zone et ses habitants apparaissent comme dâefficaces rĂ©vĂ©lateurs de la maniĂšre dont la sociĂ©tĂ© française a construit ses figures de lâaltĂ©ritĂ© tout au long du premier xxe siĂšcle. Mais quid des Trente Glorieuses au cours desquelles la zone est effacĂ©e par les travaux du pĂ©riphĂ©rique urbain, disparaissant ainsi en tant quâespace annulaire qui constituait une ceinture de misĂšre autour de Paris ? Avec lâĂ©mergence de la figure moderne du zonard au dĂ©tour de la dĂ©cennie 1970, James Cannon montre que la zone dĂ©mantelĂ©e en tant quâespace physique se reconstitue comme style de vie marginal ; un style de vie dont les habitudes et les usages de la ville entrent le plus souvent en contradiction avec les rĂšgles, voire les lois en vigueur dans la sociĂ©tĂ© instituĂ©e. La zone, territoire de rĂ©sistances ?9 Le texte de James Cannon, qui se termine par cette Ă©vocation des zonards de la dĂ©cennie 1970, fait ainsi la jonction avec la suite du dossier. En retraçant lâethnobiographie de Gavroche, JĂ©rĂŽme Beauchez engage en effet un dialogue avec un zonard des annĂ©es 1990 et 2000, dealer de drogues et voyou auto-proclamĂ©, sur le fond dâune anthropologie collaborative [2]. Tandis que le rĂ©cit de cette expĂ©rience de la zone Ă©nonce son code du deal et de la rue, le chercheur interroge les significations dâune telle conduite de vie dont il souligne moins la rĂ©sistance quâune certaine conformitĂ© avec les principes les plus communs du commerce lĂ©gal et de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e. Gavroche dĂ©crit en effet les savoir-faire, comme le savoir-survivre » Zeneidi-Henry, 2002 et les rĂšgles qui prĂ©sident Ă son mĂ©tier de dealer ; un mĂ©tier dont lâexercice est articulĂ© aux espaces de la zone dans lesquels il fait figure de patron dâune petite entreprise criminelle centrĂ©e sur la maximisation du profit. Les moyens sont ceux des techniques de vente et de management oĂč la violence se justifie par les nĂ©cessitĂ©s dâun marchĂ© dont les Ă©changes â petits ou grands â alimentent un vĂ©ritable capitalisme de la rue. En pĂ©nĂ©trant de plain-pied cette zone partagĂ©e entre les commerces interlopes les plus cachĂ©s et les principes marchands les plus avouĂ©s, lâarticle offre une perspective incarnĂ©e sur une maniĂšre de vivre et de constituer un territoire dont la marginalitĂ© ne signifie aucunement lâopposition radicale ou lâabsence de contact avec la sociĂ©tĂ© instituĂ©e. 10 Une Ă©chelle et un mode de description similaires ont Ă©tĂ© privilĂ©giĂ©s par Marcelo Frediani, dont lâenquĂȘte ethnographique conduite pendant la premiĂšre moitiĂ© des annĂ©es 1990 aux cĂŽtĂ©s des New Travellers en Grande-Bretagne Frediani, 2009 permet dâĂ©clairer la gĂ©nĂ©alogie et le mode de vie de groupes qui ont fortement influencĂ© les gĂ©nĂ©rations actuelles de zonards français [3]. Lâauteur dresse un portrait de celles et ceux dont il a partagĂ© la vie quotidienne en camion, sur les routes et dans des campements aussi sauvages quâĂ©phĂ©mĂšres ; une vie que lâauteur dĂ©crit comme adossĂ©e Ă une culture alternative inspirĂ©e dâun syncrĂ©tisme dâinfluences marginales qui vont du mouvement hippie Ă lâanarcho-punk, en passant par les spiritualitĂ©s new age, la musique Ă©lectronique et les free parties [4]. Tout lâenjeu du texte de Marcelo Frediani consiste dĂšs lors Ă rassembler ces faisceaux dâinfluences et dâexpĂ©riences autour de la question du besoin radical » dâespace qui aurait conduit les Travellers Ă prendre la route. Que lâon ne sây trompe pas un tel besoin nâest pas aussi trivial quâun simple appel de la vie au grand air. Sâil est radical, câest justement parce quâil rĂ©pond, selon le chercheur, Ă une nĂ©cessitĂ© créée par les forces dâĂ©viction du capitalisme nĂ©olibĂ©ral qui poussent les plus fragiles vers les marges du salariat et de lâhabitat conventionnel. Il sâagit alors aussi bien dâĂ©chapper Ă la spirale de lâenfermement dans les logiques du dĂ©classement que de combler ses besoins vitaux â se nourrir, se loger, nouer des rapports sociaux â et de sâengager dans une forme de radicalisme infrapolitique, ou de contre-culture, capable de constituer une alternative Ă lâĂ©viction. Cette alternative sâexprime au travers des communautĂ©s de pratique » que forment les Travellers en sâinscrivant dans des rĂ©seaux dâentraide fondĂ©s sur un socle de valeurs communes. Elle constitue Ă©galement une forme de retournement des stigmates qui conduit les Ă©vincĂ©s Ă faire de leur Ă©viction un principe de libertĂ© ou, Ă tout le moins, de rĂ©invention dâun espace du quotidien qui semble reprendre ses droits aux marges de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e [5]. 11 Nombre de parallĂšles peuvent ainsi ĂȘtre tracĂ©s avec la zone de Gavroche dĂ©crite par JĂ©rĂŽme Beauchez. Dans les deux cas, lâengagement marginal relĂšve moins dâune opposition que dâune alternative aux fonctionnements socio-Ă©conomiques marquĂ©s par les logiques dâexclusion du capitalisme nĂ©olibĂ©ral. Tandis que Gavroche sâest contentĂ© de les retourner Ă son avantage dans les territoires oĂč il sâest comportĂ© en patron de sa petite entreprise criminelle, les Travellers rencontrĂ©s par Marcelo Frediani ont pour leur part conçu une critique radicale de ces fonctionnements. Cela Ă©tant, pas plus que Gavroche, ils nâenvisagent de fonder un mouvement qui aurait pour objet de promouvoir un changement de sociĂ©tĂ©. De leur point de vue, il sâagirait plutĂŽt dâĂ©chapper Ă sa violence et de prendre le large, entre soi. 12 Un entre-soi que lâanthropologue et photographe Ralf Marsault a Ă©galement documentĂ© depuis sa longue expĂ©rience des Wagenburgen berlinoises. Celles-ci dĂ©signent les rassemblements de caravanes et de camions qui ont commencĂ© Ă sâĂ©tablir dans les friches et autres interstices de la ville peu aprĂšs la chute du Mur Ă la fin de lâannĂ©e 1989 Marsault, 2010. Ouverts illĂ©galement, ces espaces oĂč se sont installĂ©s Travellers, punks et zonards issus de toute lâEurope avec une majoritĂ© de Britanniques et de Français font lâobjet dâune certaine tolĂ©rance de la part des pouvoirs publics. De tels campements constituent un excursus europĂ©en Ă lâhistoire des Travellers retracĂ©e par Marcelo Frediani, de mĂȘme quâune sorte de pendant germanique et fin de siĂšcle le xxe plutĂŽt que le xixe de la zone parisienne. Ă lâinstar de cette derniĂšre, nombre de Wagenburgen se sont en effet Ă©tablies sur une ancienne zone militaire non aedificandi celle du no manâs land qui sĂ©parait lâEst et lâOuest de Berlin Marsault, 2010, p. 36. Il nâest pas jusquâĂ lâappellation de Wagenburg qui ne garde une connotation martiale, puisque le terme a dâabord dĂ©signĂ© une tactique de dĂ©fense consistant Ă Ă©riger un mur de chariots » Wagen signifiant le vĂ©hicule et Burg lâidĂ©e de place forte pour parer les attaques de lâennemi sur les champs de bataille. De loin en loin, cette idĂ©e semble perdurer aujourdâhui parmi les Wagenburger. La plupart conçoivent leur mode de vie Ă la façon dâune rĂ©sistance â certes plus passive quâagressive â impliquant une stratĂ©gie de repli qui les prĂ©serverait des obligations comme des injonctions Ă la normalisation. Ralf Marsault se concentre alors sur les constructions qui font la Wagenburg â ses venelles, ses placettes et ses maisons â, et procĂšdent dâun ensemble de matĂ©riaux de rĂ©cupĂ©ration que les Wagenburger dĂ©tournent afin de concevoir une maniĂšre originale dâinvestir leur territoire et de lâhabiter. Ce systĂšme dâobjets est conçu par lâauteur comme la projection au sol des reprĂ©sentations qui animent les habitants. Au-delĂ dâune simple figure du campement, cette hypothĂšse lui permet dâobserver la Wagenburg comme une tentative de situationnisme sauvage qui nâest pas sans Ă©voquer une version punk de la Nouvelle Babylone imaginĂ©e par Constant [6]. Tracer les cartes de significations » dâune subculture marginale13 Outre les convergences dĂ©jĂ relevĂ©es, les trois Ă©tudes prĂ©sentĂ©es au point prĂ©cĂ©dent partagent un mĂȘme intĂ©rĂȘt pour ces territoires qui sont le fait dâindividus et de groupes Ă©voluant dans ce que Patrick Brunetaux et Daniel Terrolle Ă©d., 2009 ont appelĂ© lâ arriĂšre-cour de la mondialisation ». Depuis lâenracinement subjectif dans la zone de Gavroche jusquâaux objets qui peuplent le territoire des Wagenburger en passant par le systĂšme de valeurs des Travellers, cette arriĂšre-cour a Ă©tĂ© investie par des enquĂȘtes qui, sans pour autant sacrifier Ă une forme de romantisme des marges, ont refusĂ© lâessentialisation misĂ©rabiliste conduisant Ă enfermer les pauvres dans leur pauvretĂ©, ou Ă condamner les dĂ©classĂ©s au dĂ©classement. Par la mise en Ă©vidence du tout un savoir-survivre â fĂ»t-il parfois violent comme dans le cas de Gavroche â, il sâest plutĂŽt agi de souligner lâagentivitĂ© alternative [7] dont font preuve celles et ceux qui sâefforcent de construire une Ă©chappatoire et dâinventer leurs territoires en marge de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e. Pour autant, celle-ci ne disparaĂźt pas dâun quotidien fait dâĂ©vitements, mais aussi de frottements plus ou moins rĂąpeux avec des institutions et des lois censĂ©es encadrer celles et ceux qui affichent leur souhait dây Ă©chapper. 14 Ces frottements sont au cĆur de lâarticle signĂ© par CĂ©line RothĂ©, laquelle nous ramĂšne en France, pour conclure ce dossier par une rĂ©flexion sur la façon dont les zonards perçoivent et utilisent les dispositifs dâassistance qui leur sont destinĂ©s, en particulier celui dâun accueil de jour dit Ă bas seuil dâexigence. Ce lieu est pris dans une nĂ©gociation permanente entre logiques zonardes et relatif effacement des travailleurs sociaux, qui maintiennent toutefois la prĂ©sence discrĂšte dâun cadre assorti de ses rĂšgles. Rien du style de vie des zonards nâest forclos de ce lieu les chiens y ont droit de citĂ© mais en nombre limitĂ©, tout comme les substitutifs aux opiacĂ©s dont la consommation addictive â comme celle dâautres substances â concerne un nombre consĂ©quent de celles et ceux qui disent avoir choisi la rue. LâidĂ©e dâun tel choix, comme ses mises en rĂ©cit, fournissent Ă la chercheuse un matĂ©riau Ă partir duquel sont interrogĂ©es des conceptions de la mobilitĂ© et du territoire qui voudraient renverser la situation de relative assistance dans laquelle la sociologue trouve ses enquĂȘtĂ©s. Ă ce titre, les lieux de lâurgence sociale ne sont pas de simples pourvoyeurs de services de premiĂšre nĂ©cessitĂ© ; ils apparaissent avant tout comme des lieux de socialisation zonarde et de requalification symbolique pour les reprĂ©sentants de ces groupes par ailleurs largement disqualifiĂ©s. 15 La recherche sur la zone et ses expĂ©riences nâen est encore quâĂ ses balbutiements. Cette livraison dâEspaces et SociĂ©tĂ©s propose une premiĂšre articulation dâenquĂȘtes Ă partir desquelles sont retracĂ©es quelques-unes des cartes de significations » quâutilisent les zonards pour sâorienter dans leurs mondes [8]. Situer de tels rĂ©seaux de signifiance dans lâhistoire et les espaces de la zone nous a conduits Ă apprĂ©hender les diffĂ©rentes façons dont ses acteurs donnent du sens Ă leurs conduites comme aux styles de vie quâils ont privilĂ©giĂ©s ; pratiques fondĂ©es dans une certaine promotion de la solidaritĂ©, mais qui se paye parfois au prix fort de la rue, dont les duretĂ©s nâĂ©pargnent pas ceux qui disent lâavoir choisie et lâaimer. 16 Si les anthropo-logiques zonardes sont des visions du monde et des solutions pour le vivre, leur comprĂ©hension de lâintĂ©rieur constitue dans le mĂȘme temps une condition sine qua non pour Ă©tablir une base de dialogue capable de faire socle Ă une vĂ©ritable rencontre entre le monde des institutions et celui des zonards, lequel ne saurait ĂȘtre rĂ©duit Ă un espace oĂč rĂ©gnerait lâanomie. Tandis que les communitas quâils forment apparaissent au premier regard comme des contre-structures » dont les dĂ©rĂšglements se heurtent aux principes organisateurs de la sociĂ©tĂ© instituĂ©e Turner, 1990, les enquĂȘtes prĂ©sentĂ©es ici laissent apparaĂźtre les multiples points de jonction qui nous rapprochent dâeux. Voici sans doute lâune des questions fondatrices des sciences sociales Ă laquelle nous confronte lâĂ©tude de la zone. Car il en va ici comme de toute production dâaltĂ©ritĂ©, qui soit maximise la dissemblance pour la cĂ©lĂ©brer ou la condamner, soit insiste sur la ressemblance afin dâannihiler les diffĂ©rences. PlutĂŽt que de la refermer, ce dossier ambitionne de rĂ©vĂ©ler une nouvelle facette de cette question, quâil ne faut assurĂ©ment pas cesser dâouvrir. Notes [1] Atget EugĂšne, 1913, Zoniers, sĂ©rie de photographies rĂ©alisĂ©es Ă Paris entre 1899 et 1913, archivage sur le site internet de la BibliothĂšque nationale de France, [url consultĂ© le 14 avril 2017. [2] Beauchez a exposĂ© ailleurs la vision comme les dĂ©terminants biographiques de son enquĂȘte Beauchez, 2017. Tout comme Tristana Pimor a rĂ©flĂ©chi dans les colonnes dâEspaces et SociĂ©tĂ©s Ă ces formes de symĂ©trie dans lâinvestigation quâelle a coconstruite avec un groupe de zonards Pimor, 2016. [3] Sur le mĂȘme sujet, voir Ă©galement lâouvrage pionnier de Kevin Hetherington 2000 ou les photographies publiĂ©es par Traveller Dave Fawcett, qui a mis en images sa communautĂ© nomade et leurs façons dâhabiter en perpĂ©tuel voyage Fawcett, 2012. [4] Il sâagit de fĂȘtes techno tenues en plein air, le plus souvent sans autorisation et, donc, sur des terrains ou des champs squattĂ©s pour lâoccasion. [5] Cette importance de la rĂ©appropriation dâun territoire en tant quâancrage dâune identitĂ© positive â et non plus seulement dĂ©finie par la nĂ©gativitĂ© du dĂ©faut ou du manque â a Ă©tĂ© soulignĂ©e par Emmanuel Renault et Djemila Zeneidi Ă partir de lâenquĂȘte que celle-ci a menĂ©e pendant plusieurs annĂ©es dans une friche industrielle transformĂ©e en scĂšne artistique anarcho-punk Renault et Zeneidi-Henry, 2008. [6] New Babylon est une utopie architecturale pensĂ©e par Constant Nieuwenhuys, un artiste nĂ©erlandais fondateur du mouvement Cobra et compagnon de route de lâInternationale situationniste. LâidĂ©e fondatrice de la Nouvelle Babylone â Ă laquelle Constant a travaillĂ© de 1956 Ă 1974, influençant toute une gĂ©nĂ©ration dâarchitectes et dâurbanistes â est que les relations sociales doivent ĂȘtre au principe de lâĂ©dification spatiale dâune ville nomade, entiĂšrement montĂ©e sur pilotis et dont les configurations sont conçues comme perpĂ©tuellement mouvantes les bĂątiments sont modulables au grĂ© des situations que crĂ©ent les habitants Ă propos de lâĆuvre de Constant, voir Zegher et Wigley Ă©d., 2001. [7] Ou de documenter les compĂ©tences prĂ©caires », qui dĂ©signent les multiples savoir-faire et savoir-ĂȘtre, inĂ©galement protecteurs, acquis au cours de lâexpĂ©rience de la prĂ©caritĂ© par les acteurs sociaux disposant de faibles ressources Ă©conomiques, sociales et symboliques Bouillon, 2009, p. 203-213. [8] Au sens oĂč Stuart Hall et Tony Jefferson ont Ă©crit que les cartes de signification » maps of meaning consistent dans les aspects dâune subculture Ă partir desquels ses membres dessinent lâintelligibilitĂ© de leur environnement quotidien Hall et Jefferson Ă©d., 2006, p. 4. Une sociohistoire de la zone, espace de relĂ©gationLa zone, territoire de rĂ©sistances ?Tracer les cartes de significations » dâune subculture marginale RĂ©fĂ©rences bibliographiquesAngeras AnaĂŻs, 2012, Du nomadisme contemporain en France. Avec les saisonniers agricoles en camion, ouvrage ligneBeauchez JĂ©rĂŽme, 2017, Lâethnographe dans le sous-terrain fragments biographiques », Anthropologica, vol. 59, no 1, p. 101-113. En ligneBouillon Florence, 2009, Les mondes du squat. Anthropologie dâun habitat prĂ©caire, Paris, Presses universitaires de Patrick et Terrolle Daniel Ă©d., 2010, LâarriĂšre-cour de la mondialisation. 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Alors quand la tĂ©lĂ©vision ne fait que nous pousser Ă la consommation, comme les magazines, la radio, les affiches sur les abris bus ou les bĂątiments; ça m'plait pas. D'autant qu'on est influencĂ©s , que dis-je manipulĂ©s par les lobbyistes; dans le seul but de les enrichir, quitte Ă le payer de notre santĂ©.